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mercredi 30 mai 2007

Un constat désespéré de Sarajevo à Kaboul

par Carol Mann, chercheure en sociologie et directrice de l’association ‘Women in War’ à Paris






Écrits d'Élaine Audet



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Texte de la conférence donnée par l’auteure à la Session Genre, conflits armés et recherche de paix, de la CONFERENCE UNRISD, à l’Hôtel de ville de Paris, le 5 octobre 2006. Les sous-titres sont de Sisyphe. Ce texte inaugure une série d’articles sur l’Afghanistan. Visitez le site régulièrement.

Comme je n’ai qu’un quart d’heure, je vais passer directement à l’essentiel.

Je voudrais vous parler de deux situations paradoxales que j’ai rencontrées en Bosnie, plus particulièrement à Sarajevo et dans les camps de réfugiés afghans au Pakistan, puis en Afghanistan. Dans les deux cas, ce sont des aires peuplées surtout par des femmes aux lourdes responsabilités, les hommes étant au front. Mes observations se fondent sur mon travail de chercheuse, mais aussi sur un travail bien plus pragmatique, réalisé au sein de mes propres associations humanitaires, d’abord ‘Enfants de Bosnie’, puis ‘FemAid.”

Pendant le siège de Sarajevo, j’avais pu observer d’extraordinaires actes de résistance de la part des femmes, en particulier dans la banlieue de Dobrinja. J’étais venue, à la demande de femmes sur place, avec un projet d’aider les enfants à poursuivre leur scolarité et puis ensuite, avec une association de femmes locales, reconstruire leur école primaire. En reconstituant la vie civile avec des moyens très limités ces femmes avaient construit, par l’imaginaire, un après-guerre qu’on imagine très mal sous une pluie constante d’obus. Elles fonctionnaient grâce à un espoir fondé sur la survie obligatoire de leurs enfants, oeuvrant vers un véritable avenir de toute la société civile, bien au-delà de tout ce que pouvaient réaliser des bombes et des mitrailleuses.

À Dobrinja, la scolarité avait été recréée dans les locaux des poubelles, des garages, des lieux estimés sûrs. Une femme en particulier, Azra Kujundzic, avait parcouru les immeubles à la recherche d’enseignants possibles : ainsi, le chef d’orchestre de la ville de Sarajevo est devenu professeur de musique, un physicien professeur de sciences et ainsi de suite. C’était aux enseignants de se déplacer, non aux enfants, priorité absolue. Et quand des locaux temporaires ont pu être installés avec l’aide de la FORPRONU, les mères de familles ont creusé des tranchées de sécurité avec des cuillers ou tout ce qui leur tombait sous la main - la plupart des familles avaient été déplacées à plusieurs reprises et avaient tout perdu. Il y a tant d’exemples, les minuscules potagers sous des serres improvisées avec du plastique UNHCR (il n’y avait plus de verre nulle part, toutes les fenêtres avaient été brisées par les explosions), un livre de cuisine avec des recettes à partir des rations “humanitaires” dont certaines dataient de la guerre du Vietnam (biscuits datés 1965, par exemple), une chorale de femmes où chacune venait avec sa bougie.

Par ces stratégies élaborées dans une vision globale de la cité, par de micro-comportements, la société a tenu le coup de façon magistrale, sans eau courante, sans électricité, en dépit des centaines, voire des milliers d’obus serbes et des snipers continus.

Des femmes évincées ou oubliées

Qu’est-il devenu de ces femmes à la fin de la guerre, après les malheureux accords de Dayton ? En bref, elles ont disparu, ou plus précisément elles n’ont été ni reconnues ni invitées à participer au processus de reconstruction de la ville et de la société. Azra, par exemple, a été remerciée de l’école n’ayant pas de diplôme d’enseignante. Nombre de femmes que j’ai connues sont mortes de cancers galopants, ayant tenu le coup pendant la guerre.

La fin du communisme, la montée du communautarisme et du nationalisme, sanctionné par Dayton, a signifié la fin d’une médecine sociale, des droits égalitaires, voire d’une certaine façon des droits des femmes qu’elles pensaient acquis depuis un demi-siècle. Elles se sont trouvées démunies devant une économie de marché où la priorité était donnée aux hommes. L’alcoolisme masculin et la violence domestique dont elles ont fait de plus en plus les frais ne soulèvent pas la moindre émotion dans les commissariats ou les tribunaux. C’est pire encore chez les rescapées de Srebrenica parquées à vie dans des camps : le gouvernement bosniaque interdit désormais des convois de nourriture et de vêtements envers ces populations qui survivent dans un état de désarroi total. Et la voix de ces femmes n’est guère entendue : les Émirats financent la construction des mosquées en béton blanc (à la saoudienne, sans restaurer les magnifiques mosquées bosniaques), mais peu ou pas de centres de santé.

Comme à Kaboul aujourd’hui, les jeunes revenus de l’étranger préfèrent le salaire des ONG à un emploi mal payé dans une école et on se retrouve peu à peu dans une situation comparable dans les deux villes : des écoles splendides, véritables vitrines pour les donateurs et un niveau d’enseignement des plus bas - ce que j’ai constaté à Kaboul en juin dans la faculté construite par la France pour la formation des enseignants : le soi-disant professeur d’anglais baragouinait quelques mots maladroits, au grand désespoir des jeunes étudiants quasiment bilingues, voire trilingues qui avaient passé les années de guerre au Pakistan.

En Afghanistan, Moudjhaddins et Talibans

En Afghanistan, les femmes, présentes sous Daoud puis le gouvernement communiste, avaient été totalement évincées par les Moudjhaddins, il n’y a pas eu de représentantes féminines pendant toute la guerre d’Afghanistan dans les sept partis à Peshawar reconnus et financés par le Pakistan et les États-Unis. Dans les camps de réfugiés, habités surtout par une population rurale et illettrée, s’est mise en place une forme d’islamisme particulier, un mélange de Charia et de droit coutumier dont les femmes ont fait les frais. C’est ce qui a été réimporté à Kaboul au retrait des Communistes et à l’arrivée au pouvoir des anciens chefs de guerre, dont Massoud idolatré en France.

En fait, après la destruction de Kaboul et les désordres occasionnés par ces chefs, les Talibans ont été accueillis avec soulagement, mais c’est une autre histoire.
Les femmes et les enfants dans les camps de réfugiés enfermés dans de multiples cercles d’oppression ont néanmoins pu profiter de certains aspects de l’aide humanitaire, en particulier les services de santé qui, pour la première fois, leur ont conféré la notion du droit à l’absence de douleur qui mène à celle du sujet.

Il est de bon ton dans des cercles intellectuels loin de tout champ de bataille de condamner l’aide humanitaire aujourd’hui, mais il ne faut pas nier l’apport des services de santé dans des sociétés ultra-patriarcales. C’est bien la raison pour laquelle tant de familles ont choisi de rester dans les camps aujourd’hui plutôt que de rentrer en Afghanistan, dépourvu d’hôpitaux, d’écoles et de routes. C’est le pays, avec le Niger, qui connaît le plus haut niveau de mortalité maternelle au monde.

Lois islamiques imposées aux femmes

Un groupe, RAWA, le seul groupe de femmes “grass-roots” afghan de souche et laïque, a pu mettre en place, en particulier au Pakistan mais aussi en Afghanistan, un réseau d’aide très efficace, dispensaires, écoles, prise de conscience politique, même un camp modèle que j’ai pu étudier de près.

Depuis la chute des Talibans, le gouvernement Karzai a instauré une constitution accueillie très favorablement par les femmes qui ont voté massivement pour lui, tenues au courant grâce à la radio, même si elles ne savent pas lire. La constitution accorde des droits égaux et il y a plus de parlementaires féminins à Kaboul qu’à Paris. Quid des femmes, en réalité ? La Charia’h appliquée dans la république islamique d’Afghanistan ne leur accorde pas de droits égaux. Le ministre la justice Shinwari est un fervent traditionaliste (remplacé depuis peu par une sorte de clone), il est symphatisant de l’islamisme, et a mis en place des juges qui lui ressemblent partout dans le pays. Le droit tribal pre-islamique fonctionne de plus belle et des lapidations ne sont pas inconnues dans les villages reculés.

Il y a une disparité entre les droits des femmes en tant que stratégie cosmétique faisant partie d’un ‘package’ humanitaire du "Nation Building" et la réalité de plus en plus désespérante. Une société de consommation accélérée se met en place déguisée en démocratie : il y a un shopping mall et des hôtels de luxe à Kaboul. Les Talibans, qui n’ont jamais disparu, continuent à détruire les écoles pour filles. Seuls des micro-projets semblent fonctionner, comme ceux mis par UN Habitat pour des ‘shuras’ (conseils) de femmes et la création de petites entreprises. Mais sinon, cet été, j’ai pu voir les effets du désastre dans le fin fond de la province afghane, près de l’Iran.

Une députée et une procureure exemplaires

Malalai Joya, parlementaire de Farah avec qui je travaille, est la seule politicienne réellement indépendante qui réclame une transparence inexistante, voire impensable, en Afghanistan aujourd’hui. Elle se fait régulièrement attaquer même physiquement en plein débat parlementaire. J’ai rencontré cet été la remarquable Maria Bachir, seule femme procureure au Tribunal de Herat qui mériterait de devenir la Shirin Ebadi (soit le Prix Nobel) de son pays : elle tente de faire punir les époux et belles-mères criminelles. L’extrême corruption des juges fait en sorte que les criminels sont aisément acquittés contre paiement et qu’aujourd’hui, Maria Bachir se déplace avec un revolver dans son sac. Elle refuse de travailler pour une ONG, en dépit de nombreuses propositions, parce qu’elle dit que sinon personne ne viendrait défendre ces jeunes femmes régulièrement martyrisées.

Ce n’est pas Malalai Joya ni Maria Bachir que l’on invite en France, ni en Europe, leurs voix sont étouffées jusqu’ici. Le ministère de la femme et toutes les institutions représentant officiellement les femmes ont le plus grand mal à fonctionner à cause de la force de préjugés patriarcaux et à présent islamistes (cet islam politique particulier à l’Afghanistan, plus près de l’Arabie saoudite que de l’Iran) qui n’autorisent pas la présence active et revendicatrice des femmes dans l’espace public.

L’hôpital de Hérat supposément rénové par des fonds occidentaux accueille des femmes brûlées (suicide ou assassinat, la frontière est difficile à déterminer) dans des conditions désespérantes, les malades sont couchés tout le long des couloirs, les bébés, souvent victimes de brûlures gémissent sur des lits défoncés, couchés sur la burqa de leur mère, puisqu’il y a pénurie de draps (c’est-à-dire qu’on les laisse dans les placards). L’administration de l’hôpital, en outre, refuse de collaborer avec les tribunaux. En Afghanistan, il y a un nombre d’hôpitaux et de projets divers à moitié construits, abandonnés.

Échec de l’implantation de la démocratie

En conclusion, je voudrais présenter le symptôme le plus inquiétant de l’échec de l’implantation de la démocratie en Afghanistan : un nombre toujours croissant de jeunes femmes s’immolent par le feu, en particulier à la frontière iranienne : elles ont entendu parler des droits humains et se rendent compte qu’ils ne s’appliquent pas à leur propre vie, et la souffrance séculaire leur est devenue aujourd’hui irrecevable. Par ailleurs, l’Afghanistan est redevenu comme juste avant les Talibans le pays d’où provient 95% de l’opium du monde, facile à cultiver à cause de la sécheresse du pays. En attendant, un businessman afghan avec l’appui enthousiaste des États-Unis vient de signer les accords pour construire une usine de Coca-Cola aux abords de Kaboul. On doute fort que le Ministère de la Santé ou celui de la Femme aient été consultés.

* Site femaid.org.
* Projet de bibliothèque pour enfants et adolescent-es en Afghanistan

 Lire également : L’Afghanistan en proie à un double incendie, par Malalai Joya, députée

Mis en ligne sur Sisyphe, le 9 octobre 1006



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Carol Mann, chercheure en sociologie et directrice de l’association ‘Women in War’ à Paris
femaid.org

Carol Mann, sociologue spécialisée dans la problématique du genre et conflit armé, directrice de l’association ‘Women in War’ à Paris.

Historienne, docteure en sociologue (EHESS), spécialiste de genre et conflits, chercheure associée au LEGS (Université de Paris 8), Carol Mann a créé deux ONG, l’une humanitaire www. femaid.org, l’autre womeninwar.org, destinée à l’étude de la condition féminine dans des situations de guerre actuelle. Elle a longuement séjourné en Afghanistan, Pakistan, Iran, R.D. Congo et en Bosnie pour ses recherches et ses projets humanitaires. Elle est l’auteure de La résistance des femmes de Sarajevo, Le Croquant, Paris 2014, Femmes afghanes en guerre, Le Croquant, Paris, 2010, et de Femmes dans la guerre 1914-1945, Pygmalion/Flammarion, Paris, 2010, ainsi que de nombreux articles. Elle collabore également à divers ouvrages et revues scientifiques. Rejoindre l’auteure sur Facebook à la page Women in War et sur Twitter .



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