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Ode aux sur-vivantes (1989)
4 décembre 2021
par
Aux quatorze jeunes femmes
abattues par un homme le 6 décembre 1989
à l’École Polytechnique de Montréal
au cri de " j’haïs les féministes ! "tout au long d’une interminable minute soixante-dix battements
s’égrènent dans ta poitrine
sablier déjà troué de bruit et de fureurtout au long d’un instant sorti de ses gonds
ton coeur gonflé de son inutile générosité
ton coeur devenu neige
anticipe l’impact définitif de cette froide pointe de métal
chauffée à la hainetu gis dans l’eau terne de ton sang éteint
tes yeux lumineux tes yeux
clairs et clairvoyants restent obstinément ouverts
face à la masse sombre de l’homme
qui n’en finit plus de te cribler le souffle
de son silence de plombelle tombe elle tombe en moi ta vie avec la transparente douleur des mères
qui la poursuit
et comme un oiseau trouve dans le ciel la mémoire des migrations
ton âme
dans la mort réapprend l’alphabet des naissancesje vois ta mère
ses bras traînent à terre d’une telle absence
d’une si irremplaçable perte
tu entends sa voix qui escalade les ténèbres
et ton nom proféré
te rassemble dans l’indifférence de ce qui n’est pas
de ce qui n’est pas encore néje te vois devenir croisement de pensées
énergie souveraine à soi-même revenue
trouver des milliers de soeurs dans l’espace-temps
tissé de chair par les doigts d’invisibles féesécouter nuit après nuit le murmure des emmurées
ce bouche-à-oreille avec le temps
qu’aucun historien n’a daigné retenir
revivre l’inquiétude des longues veilles
où dans la vulnérabilité de l’enfance
flotte encore le parfum hivernal du genièvrene vois-tu pas ton nom le mien
le nom de chaque femme écrit en lettres de sang
sur l’ardoise grinçante d’une haine entretenue de si loinsans que tu le saches une envie féroce
désagrège tes rêves
tu cherches encore à comprendre
transpercée par l’obscur éclair
pourquoi sur toi
se venge cet inconnucomment aurais-tu pu imaginer
que ta seule existence
nie la sienne
la seule odeur de verveine dans tes cheveux
lui fasse injure au point de te vouloir morteô jeune vie
ève c’est ton nom
notre nom à toutes
notre nom de fillegarance de décembre
dépouillée de son écorce vive
comme on assassine
la couleur dans la beauté
© Élaine Audet, Le Cycle de l’éclair, Québec, Le Loup de Gouttière, 1996.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 5 décembre 2004.