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Le film Polytechnique – Impressions en forme de malaise
Un crime politique sans contexte

11 février 2009

par Micheline Carrier

Bien qu’une astucieuse campagne médiatique ait préparé l’opinion publique à voir le film du réalisateur Denis Villeneuve, Polytechnique, qui a pris l’affiche le 6 février, plusieurs en sortiront bouleversé-es. Pendant 15 jours, les médias ont multiplié les entrevues avec les comédien-nes, le réalisateur et la productrice, ils ont invité des personnalités à exprimer leurs états d’âme en rapport à ce film, tout en n’en disant que des généralités (et du bien…). Un embargo leur interdisait, en effet, de parler davantage du contenu avant la sortie en salles. De quoi énerver le public contraint à imaginer le meilleur et à craindre le pire.

Stratégie à seule fin publicitaire ? Intention délibérée de contenir la critique jusqu’à ce que le public se forge sa propre opinion, sans filtre ? Ou, à l’inverse, subtile orientation de l’opinion ? Toujours est-il qu’après avoir répété en chœur que Polytechnique est un film sobre, nuancé, délicat, respectueux, bien fait, bref, un film à voir, peu de médias ont approfondi leurs analyses, une fois levé l’embargo. On en a tellement entendu parler avant sa sortie qu’on pourrait avoir l’impression que tout a été dit sur ce film.

Le réalisateur Denis Villeneuve et la productrice et comédienne Karine Vanasse ont répété qu’ils avaient voulu faire de Polytechnique une fiction, une oeuvre artistique, et montrer les faits sans prendre position. Aussi artistique soit-elle, toute oeuvre exprime un point de vue et, une fois livrée au public, il est légitime qu’elle soit interprétée selon divers critères. N’étant pas critique de cinéma, c’est du point de vue d’une femme engagée, d’une féministe touchée par la tragédie survenue à l’École polytechnique de Montréal, en 1989, que j’exprime ici mes impressions et mes réflexions. Point de vue tout aussi subjectif et engagé que celui des créateurs du film. Car, ce film prend position, tant par ce qu’il choisit de montrer que par ce qu’il choisit de taire.

Un crime politique sans contexte

Une première constatation : le scénario de Polytechnique se déroule hors du temps et sans contexte socio-politique, comme l’a souligné Milaine Alarie (1). Quiconque a vécu directement ou indirectement l’événement qui l’a inspiré, à savoir le meurtre prémédité et froidement exécuté de 14 jeunes femmes de l’École polytechnique de Montréal, se souviendra que, quelques mois plus tôt, un autre homme, Jean-Guy Tremblay, avait semé l’émoi dans l’opinion publique en contestant le droit de son ex-conjointe d’avorter sans son approbation. La Cour suprême du Canada avait dû siéger en plein été pour trancher la question. Que se passait-il donc dans la société québécoise ? Les médias de la seconde moitié des années 80 auraient peut-être beaucoup à nous apprendre sur l’antiféminisme ambiant dont le tueur de l’École polytechnique était imprégné. L’intemporalité et l’absence de contexte social du film peut suggérer que cet acte de pure haine est susceptible de se produire à toutes les époques et en tout lieu.

Polytechnique n’est pas une œuvre de pure fiction. Il emprunte son titre à un lieu où s’est réellement déroulé un événement dramatique. Il reconnaît le caractère politique du crime tel que le tueur de 1989 l’a lui-même énoncé par écrit et de vive voix. Pour une féministe, il est particulièrement difficile d’entendre le comédien, qui joue le rôle du meurtrier, lire ses mots violents, exprimer son cri de haine contre toutes les féministes, que le jeune homme rend responsables de ses échecs personnels et dont il se vengera en tuant des jeunes femmes qui ont accédé, grâce notamment à la lutte féministe, à cette chasse-gardée masculine qu’est l’École polytechnique. Bien que le meurtrier ait lui-même expliqué son acte, il s’en trouvera toujours pour prétendre qu’il est « inexplicable » et pour nier que la misogynie puisse constituer le mobile du crime.

Cette œuvre cinématographique montre le meurtrier comme un jeune homme frustré et perturbé par ses échecs personnels, mais non comme un « fou furieux ». Loin de découler d’une impulsion soudaine, l’assassinat sélectif dont il est l’auteur a été soigneusement planifié. Il a choisi d’écarter les garçons pour exécuter des filles. L’une des images qui m’habitent depuis que j’ai vu Polytechnique est celle de ces jeunes filles mourant, seules, au fond d’une salle de cours.

On a dit que la retenue caractérisait la réalisation de ce film. La retenue ou le non-dit. Prenons, par exemple, la tentative de dialogue d’une future victime avec le tueur. Quand ce dernier déclare aux étudiantes qu’il veut les tuer parce qu’il hait les féministes, l’une d’elles tente une défense : « On n’est pas des féministes, on n’a jamais été contre… », et elle est abattue avant de terminer sa phrase. Elle allait dire « contre les hommes ». Et on n’a pas envie de le lui reprocher, car tel était, il y a 20 ans, et tel est encore aujourd’hui, la définition que certain-es donnent du féminisme : être contre les hommes. Depuis des dizaines d’années, toutes les semaines, deux ou trois conjoints, ex-conjoints, amis ou parfaits inconnus tuent des femmes. On ne conclut pas que « les » hommes sont « contre les femmes ». Mais les féministes luttent, sans tuer personne, pour que les femmes occupent toute leur place dans la société, et on prétend qu’elles sont « contre les hommes ».

Malaise dérangeant et silence éloquent

Polytechnique m’a laissé un grand malaise qui tient notamment, mais pas seulement, au fait que ce film adopte surtout le point de vue masculin d’un drame dont des femmes ont été les victimes dans la vie réelle : les étudiantes qui sont mortes, celles qui ont échappé au tueur et même celles qui n’ont pas été des témoins visuels du meurtre, toutes, elles étaient visées par la haine du tueur qui n’acceptait pas qu’elles fréquentent cette institution. On se serait attendu qu’un film qu’on a dit « à la mémoire des victimes » et de leurs proches nous montre, autrement que par le regard d’une seule survivante, comment elles ont vécu ce drame et y ont survécu. Comme l’explique Annick Dockstader, « le contrôle de la représentation par les hommes » (2) ressort de ce film.

Ce point de vue dominant découle-t-il de la sur-représentation masculine chez les artisans de Polytechnique ?* Ont-ils choisi d’insister sur les réactions des étudiants afin de démontrer que ce crime a aussi bouleversé et perturbé des hommes, ce dont personne ne doute ? Ont-ils voulu répondre à des reproches qui ont été adressés, en 1989, aux étudiants qui avaient laissé leurs consoeurs seules avec le meurtrier ? À cet égard, il me semble incongru que la survivante gravement blessée rassure, depuis sa civière, le jeune homme hanté par la culpabilité : « Ce n’est pas de ta faute ». Est-il réaliste que cette jeune fille manifeste un tel sang-froid alors qu’elle vient de frôler la mort dans un contexte de panique générale ?

Le parallèle établi entre l’étudiant désemparé et l’étudiante survivante fausse la perspective. En insistant tout au long du film sur le personnage qui incarne l’étudiant en détresse, le film renvoie au second plan les véritables victimes et minimise les conséquences de la tragédie sur les filles. Je ne cherche pas à mesurer la profondeur des traumatismes des unes et des autres. Mais je ne peux faire abstraction de la réalité qui a inspiré ce film : ce sont des filles, et elles seules, qui étaient visées par le tueur, c’est elles qu’il a gardées sous son arme en renvoyant les garçons, c’est elles qu’il a voulu tuer et c’est certaines d’entre elles qu’il a effectivement tuées.

Soit, un étudiant présent à l’École polytechnique en 1989 s’est réellement suicidé, quelques années plus tard, et c’est tragique. Mais que sait-on de la difficulté de vivre des nombreuses étudiantes que l’événement a marquées ? Blâmées doublement, en tant que femmes et en tant que présumées féministes, principales témoins de la tragédie qui a coûté la vie à leurs consoeurs, il n’y a rien d’invraisemblable à ce qu’elles se soient senties doublement coupables : d’avoir franchi, leur a fait savoir le tueur, une chasse-gardée masculine, et d’avoir survécu à des consoeurs et à des amies.

Mais le film Polytechnique ne s’intéresse pas à la possible culpabilité des survivantes. Le parallèle qu’il établit, sur fond de désarroi masculin, entre le personnage de l’étudiant et celui de la survivante me rappelle désagréablement la symétrie que certains hommes cherchent à établir entre la violence faite aux femmes et la violence faite aux hommes en milieu conjugal. Une tentative de minimiser la violence que vivent les femmes et de discréditer les luttes féministes.

Un passage du film m’a semblé interminable tant je le trouvais oppressant. C’est le moment où la caméra nous fait voir des corridors déserts et silencieux, alors qu’on a en tête l’image des étudiantes en train de mourir, seules. On ne peut s’empêcher de se demander pourquoi une si longue attente avant d’intervenir. Ce pénible silence m’est apparu comme symbole du silence de la majorité des hommes face à toutes les violences faites aux femmes dans notre société. Un silence qui traduit peut-être la culpabilité et le désarroi ou, encore, la solidarité masculine, mais un silence qui contribue à la pérennité de ces violences. Je me ferai sans doute accuser de culpabiliser les hommes en m’exprimant ainsi. Pourtant, qui peut nier que la violence systémique à l’égard des femmes ne diminuera pas sans que la majorité des hommes se lèvent en public et en privé pour la dénoncer ?

Conclusion décevante

Le dénouement de Polytechnique me paraît trop simple. On pourrait penser que les auteurs ne savaient pas comment conclure ou qu’ils ont voulu désamorcer à tout prix une situation dramatique par une fin quasi « fleur bleue ». En représentant la survivante enceinte et son conjoint attentionné, voulaient-ils nous dire que la vie continue après ce drame et qu’il faut désormais passer à autre chose ? En toute franchise, j’étais trop secouée par l’image obsédante des 14 autres jeunes filles exécutées et gisant sur le plancher, et j’avais trop conscience qu’il ne s’agissait pas que d’une fiction, pour me laisser attendrir par cette fin romanesque.

Étant donné les motifs de l’agression qu’elle avait subie et qui avait emporté ses consoeurs, j’aurais préféré voir la survivante réussir une brillante carrière d’ingénieure plutôt que de la voir dans le rôle traditionnel, mais certes plus rassurant, dévolu aux femmes, la maternité. Cette conclusion aurait été une meilleure façon de montrer que le geste du tueur avait été inutile. Mais j’oubliais : le réalisateur de Polytechnique n’a pas voulu prendre position ni transmettre de message…

En réalité, toutes les survivantes du drame de 1989 n’ont sans doute pas surmonté leurs traumatismes aussi aisément que la survivante du film. Peut-être est-ce un fait de génération, mais j’ai trouvé quelque peu naïfs les propos prêtés à cette dernière. Enseigner l’amour à son enfant, si c’est un garçon, comme on le lui fait dire, c’est très bien. Mais l’amour, un concept abstrait employé à tort et à travers - certains n’affirment-ils pas tuer par amour ? – ne suffit pas à assurer la sécurité des femmes. On aurait pu faire dire à la future mère qu’elle voulait apprendre à son garçon que les femmes sont ses égales et libres de mener leur vie comme elles l’entendent. Si son enfant était une fille, elle aurait pu lui enseigner l’estime de soi et la confiance en soi, qui font si souvent défaut aux femmes, dans notre monde, et qui, pourtant, leur sont essentielles pour occuper LEUR place dans la société. Mais me voilà en train de réécrire le film…

J’ai plutôt mal reçu la finale de Polytechnique qui semble interpeller la mère du meurtrier en lui disant, par survivante-comédienne interposée, que son fils est maintenant libéré par la mort, alors qu’elle, survivante, restera à jamais prisonnière de son acte. Peut-être était-ce la tentative de dialogue d’une future jeune mère avec la mère de son agresseur. Mais j’ai pensé à la vraie tuerie, il y a 20 ans, et aux éminents psychiatres et psychologues qui, pour expliquer le comportement du vrai meurtrier, lui avaient imaginé une enfance dominée et perturbée par une vraie mère, alors que le jeune homme et sa mère avaient été sous l’emprise du père violent ?

Les artisans du film ne sont pas sans savoir que la sœur du vrai meurtrier s’est suicidée, comme l’étudiant du film et celui de Polytechnique version 1989. Cette mère a donc perdu sa fille et son fils à cause de cette tragédie. Était-il nécessaire que, sous le couvert d’une fiction ou d’une œuvre artistique, on lui rappelle le triste héritage que son fils a laissé et dont elle n’est nullement responsable ?

On a dit que Polytechnique exprime compréhension et compassion pour les personnes qui ont vécu de près cette tragédie, les étudiant-es de Polytechnique, les familles et autres proches des 14 victimes. J’ai entendu certaines personnes dire qu’elles y avaient trouvé consolation et réconciliation. Tant mieux pour elles, mais ce n’est pas mon cas. Un autre film sera nécessaire, qui prendra en compte la souffrance et les traumatismes des femmes et de toutes les féministes que le meurtrier a tuées symboliquement, par procuration, en exécutant 14 jeunes filles au cri de « j’haïs les féministes ». Ce film « de rêve » exprimerait plus de compassion et de respect, que ne l’a fait jusqu’ici la société québécoise, envers celles dont on a cherché à étouffer la parole, les accusant de « récupérer » à leurs propres fins le drame survenu le 6 décembre 1989. Un tel film sera sans doute possible un jour parce que Polytechnique a brisé le tabou qui entourait ce sujet depuis 20 ans.

En attendant, pour que jamais ne se reproduisent des tragédies comme celle de l’École polytechnique de Montréal, il faudrait que la société québécoise accepte d’examiner l’hypothèse qu’elle puisse engendrer une misogynie potentiellement meurtrière. Elle doit être attentive à l’expression du sexisme et du ressentiment à l’égard des femmes. À l’heure de Polytechnique, certains hommes québécois estiment que les féministes et les femmes en général sont responsables de tous leurs malheurs, des problèmes de la famille, des divorces, du décrochage scolaire des garçons (apparemment pas du décrochage des filles), de la violence et, même, du chômage masculin, car elles prendraient « la place des hommes ». Et ce serait la preuve que « les féministes sont allées trop loin ». Ce discours n’en rappelle-t-il pas un autre ?

* Polytechnique. Réalisation : Denis Villeneuve. Scénariste : Jacques Davidts, avec la collaboration de Denis Villeneuve et d’Éric Leca. Avec Sébastien Huberdeau, Maxim Gaudette, Karine Vanasse, Évelyne Brochu, Pierre-Yves Cardinal, Johanne-Marie Tremblay. Image : Pierre Gill. Montage : Richard Comeau. Musique : Benoît Charest.

 Lire aussi : "Lettre à Marie-France Bazzo - L’honnêteté aurait bien meilleur goût".

Notes

1. "Polytechnique et le féminisme au Canada en 2009".
2. "Polytechnique - Le contrôle de la représentation par les hommes".

Mis en ligne sur Sisyphe, le 11 février 2009

Micheline Carrier


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