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Au premier plan pendant la révolution, les femmes égyptiennes disparaissent dans l’Ordre nouveau

11 mai 2011

par Anna Louie Sussman

Mises à l’écart après avoir contribué pendant des semaines à diriger la révolution, les femmes sont confrontées à de nouveaux défis dans le régime post-Moubarack.

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Vous les avez vues. Je les ai vues. Nous avons tous vu les femmes à la Place Tahrir, marchant, criant, dansant, chantant, fumant, agitant des panneaux et encaissant des coups à côté de leurs compagnons citoyens. Ensuite, nous avons cligné des yeux et elles ont été mises à l’écart, exclues du processus politique plus vite que le temps de dire que « les femmes étaient aussi des êtres humains ».

De la manière dont les choses ont tourné pour les femmes dans l’Égypte post-révolution, il est facile d’oublier que c’est une jeune femme courageuse qui, au début, a fait descendre les manifestants dans la rue. Le 18 janvier, une militante du Mouvement des jeunes du 6 avril, Asmaa Mahfouz, a invité ses concitoyens égyptiens à venir la rejoindre pour un Jour de colère, le 25 janvier. Défiant les caméras du regard, elle a dit à son auditoire : « N’ayez pas peur ».

« Asmaa savait comment faire venir les gars en disant : Si moi je peux être ici, vous le pouvez certainement », selon Mona Eltahawy, une commentatrice et une analyste politique égyptienne vivant à New York. Son appel aux armes a lancé des millions de femmes et d’hommes dans la rue, ils ont marché et se sont promenés sans arrêt jusqu’à la chute du dictateur. Les agences de presse occidentales ont noté avec surprise et admiration la participation des femmes et l’absence de harcèlement sexuel.

Mais malgré la valeur et le sacrifice des manifestantes, l’armée qui affirmait alors son pouvoir les a rapidement écartées.

« Maintenant, la réalité est revenue à l’avant-plan », a dit Eltahawy. Ces 18 jours sur la Place Tahrir étaient utopiques, et il reste un énorme travail à accomplir.

Les suites

Fidèle à sa nature de rabat-joie, Moubarak semble avoir emporté l’esprit d’égalité des sexes quand il s’est retiré, en disgrâce, dans sa villa de Charm el Cheik. Les femmes dont les voix mêmes avaient inspiré et soutenu la révolution ont été mises à l’écart. Un soi-disant « Conseil des sages » a négocié des mesures de transition avec le Conseil suprême des forces armées (SCAF). Le 15 février, l’armée a convoqué un Comité constitutionnel composé uniquement d’hommes qui proposèrent des amendements inquiétants à la constitution. Ils avaient réécrit l’Art. 75, dont les manifestant-es n’avaient pas réclamé la révision, pour lui faire dire qu’un candidat présidentiel « ne pouvait pas être marié à une femme non égyptienne ». Ayant à traiter beaucoup de problèmes, les partis politiques ont relégué la question des droits des femmes à la fin de la liste.

Nehad Lotfy Abu el Komsaan, directrice du Centre égyptien des droits des femmes, a vu venir le ressac à des milles de distance. Lors des manifestations, elle avait incité d’autres femmes à s’engager dans la discussion sur leurs droits dans une Égypte post-Moubarack. « Elles ont répondu que ces problèmes ne concernaient pas spécifiquement les droits des femmes, que la constitution était simplement la constitution. Quand elles ont vu l’Art. 75, elles ont commencé à découvrir le piège qu’elles s’étaient tendu elles-mêmes. Elles ont commencé à comprendre l’importance d’étudier les problèmes dans la perspective des droits des femmes à tous les niveaux. »

La vitesse à laquelle l’affreuse réalité s’imposait à nouveau a choqué des manifestantes comme Nahla Hanno. « Je n’ai jamais vu se produire si vite un tel renversement de situation », a-t-elle dit. Le lourd parfum de testostérone de la politique post-révolutionnaire ne l’avait pas jusque-là inquiétée beaucoup. « J’étais trop emportée par l’enthousiasme de la révolution et l’ambiance positive. Je n’ai commencé à m’inquiéter que le jour où le Conseil militaire a choisi Tarik al-Bishry comme président du comité de la réforme constitutionnelle ». Tarik al-Bishry était à la tête, selon Nahla Hanno, de l’opposition qui s’était formée contre la nomination de la première femme juge d’Égypte en 2003.

La fournée des 31 ministres actuels ne comporte qu’une seule femme alors qu’il y en avait trois sous Moubarak. Et au fur et à mesure que l’espace politique se rétrécit, l’espace physique où les femmes peuvent s’affirmer se rétrécit aussi. Un rassemblement de plusieurs milliers de manifestant-es a très mal tourné dans l’après-midi du 8 mars, Journée internationale des femmes, quand des disputes sur le rôle des sexes ont dégénéré en violence et en coups de fusils.

Wael Abbas, un blogueur militant des droits, a surpris certaines des attaques dirigées contre les manifestantes : « Ils ont prétendu que les femmes ne sont pas croyantes, qu’elles cherchent à détruire l’Égypte et à saper les valeurs et le caractère sacré de la famille en conseillant aux femmes de quitter leur mari ». Le lendemain, la Place Tahrir a même été la scène d’événements encore plus déplorables : quand la police a voulu chasser du lieu les manifestants qui restaient et leurs tentes, elle a arrêté, a battu et a insulté verbalement 19 femmes, les accusant de prostitution, et elle en a soumis plusieurs à des « tests de virginité ». « Il s’agit d’une gifle à la révolution de traiter les femmes qui y ont participé de prostituées », a dit Abbas.

Michael Wahid Hanna, un employé de la Century Fondation, rentré récemment d’un voyage au Caire, n’est pas surpris de ce ressac dans les règles concernant les sexes : « L’une des craintes des citoyens égyptiens ordinaires est que la société égyptienne se fracture et que toutes les normes changent continuellement. Le sentiment d’une dégradation de la société provoque énormément de stress. »

Et quoi de mieux pour venir à bout d’un effondrement social potentiel que d’y opposer quelques bonnes vieilles lois de l’ordre sous la forme d’une force de police de la moralité style Arabie saoudite ? Cette proposition vient du groupe islamiste Al-Gama’a al-Islamiyya qui, à l’instar du groupe islamiste salafiste extrême (qui a brûlé les meubles d’une femme qu’il accusait de prostitution), perçoit une grande aspiration à la liberté après avoir vécu ces trois dernières décennies sous la botte de Moubarack.

Bien que Moubarack et ses forces de sécurité aient harcelé, intimidé et emprisonné des islamistes, l’emprise de ces derniers sur la société s’est accrue sans cesse sous son régime. Ce que des militants comme Abu Komsaan craignent le plus, c’est un pacte éventuel entre ces groupes renforcés par le départ de Moubarack, les Frères musulmans et le SCAF, ainsi que des injections d’argent nouveau qui proviendraient du Golfe, selon les rumeurs.

« Les religieux et les groupes fondamentalistes bénéficient de porte-parole et de soutien importants à l’intérieur et à l’extérieur de l’Égypte », a dit Abu Komsaan.

Au début, il y avait le féminisme

Depuis la fin du XIXe siècle, quand les femmes participaient aux premiers mouvements nationalistes, le mouvement féministe d’Égypte a été un phare pour la région. En 1923, la féministe égyptienne Huda Shaarawi en transit dans une gare ferroviaire a enlevé son voile, un acte que Eltahawy a comparé à l’audacieux discours à la nation de Asmaa Mahfouz. En 1957, l’Égypte est devenu le premier pays arabe à élire une femme au Parlement. Mais l’échec du nationalisme et du nassérisme a laissé un vide idéologique que les interprétations conservatrices de l’islam s’empressèrent de remplir, affirme Zachary Lockman, professeur en études sur le Moyen-Orient à l’Université de New York.

« Ce genre de modernisation autoproclamée des nationalismes, qui avait au moins fourni un appui rhétorique à l’égalité et aux droits politiques des femmes, a fait place à la montée d’une version beaucoup plus conservatrice de l’islam exportée par l’Arabie Saoudite ». Cet islam a pris racine dans tous les pays de la région, en particulier ceux dont les citoyens ont migré en Arabie Saoudite pour chercher du travail.

Aujourd’hui, la société civile égyptienne se glorifie d’avoir des dizaines de groupes de base qui militent pour les droits des femmes. Ils ont toujours travaillé en marge de – ou souvent en désaccord avec – le Conseil national pour les femmes (NCW) de l’ancienne première Dame, Suzanne Moubarack. Mme Moubarack a exclu des organisations rivales, comme l’Union égyptienne féministe Gameela Ismail de l’écrivaine féministe Nawal El Sadaawi, une militante de l’opposition et l’épouse d’un ancien prisonnier politique, Ayman Nour. Quand Nawal El Sadaawi s’est présentée aux élections parlementaires en 2001 et en 2010, le NCW ne lui a pas donné son soutien. « Ce n’a jamais été l’intention du NCW de défendre vraiment les droits des femmes, a dit Nawal El Sadaawi. Il a défendu les droits des femmes du parti dirigeant, des femmes proches de la Première Dame et des cercles du pouvoir corrompu. »

Mais malgré les efforts d’une coalition active de groupes féministes, les femmes égyptiennes étaient déjà en retard sur le plan politique au moment de la chute de Moubarack. Nadya Khalife, chercheuse sur les droits des femmes du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord pour Human Rights Watch, a décrit la participation des femmes à la vie politique jusqu’à présent comme « catastrophique ». Du temps de Moubarack, note-t-elle, les femmes constituaient 7% de la Chambre haute du Parlement égyptien, d’après les chiffres de l’ASBL Freedom House basée à Washington DC. Un amendement adopté en 2009 (et proposé ostensiblement par Gamal Moubarak parce cela aurait renforcé son parti au pouvoir, le Parti national démocrate – NDP), a institué un quota de 64 sièges pour des femmes sur les 444 sièges de la Chambre basse. D’après Khalife, 63 de ces sièges sont allés à des femmes du NDP.

Et maintenant ?

Dans ce qui pourrait avoir été une référence inconsciente à la métaphore de Condoleezza Rice sur les « affres de la naissance », Ismail a comparé la démocratie de l’Égypte en formation à un enfant nouveau-né dont la naissance est accueillie indépendamment du sexe.

« C’est le bébé auquel nous aspirions qui est finalement né, et l’on ne s’est même pas demandé s’il était un garçon ou une fille », a-t-elle dit. Beaucoup de femmes se plaignent d’un problème concernant leurs droits, de n’avoir pas été représentées au Comité institutionnel. Toutefois, nous n’avons pas à prouver que nous avions un rôle, ils le savent fort bien – les femmes ont eu des rôles de première ligne. Je n’ai pas pris la peine de prouver ou d’être représentée. »

Fatma Emam, une chercheuse de 25 ans et militante du groupe
d’études féministes, Nazra, pense que pour faire appel à des femmes comme Ismail, il faut redéfinir les droits des femmes comme enjeu national.

« Nous devons insister sur le fait que le mouvement féministe est un mouvement politique », a-t-elle dit. Il ne s’occupe pas seulement des droits des femmes, mais de l’égalité et de la justice pour toutes les citoyennes et tous les citoyens égyptiens, c’est une cause nationale. C’est le message crucial que le mouvement féministe doit transmettre. »

Soha Abdelaty, une militante de l’Egyptian Initiative for Personal Rights (EIPR), estime qu’il faut répandre ce message tant auprès des décideurs, qu’auprès de la toute la population. « Ce qui est arrivé le 8 mars a sonné le réveil, nous rappelant qu’il est temps non pas de nous concentrer en premier lieu sur les paliers politiques et militants, mais d’aller dans la rue et de collaborer avec des différentes communautés ».

Les partis politiques ont relégué la question des droits des femmes au dernier rang d’une liste de problèmes à résoudre : une économie décimée, des travailleurs en grève, des dizaines de prisonniers politiques. Tandis qu’Abbas affirme n’avoir pas beaucoup entendu les partis établis ou les partis nouvellement créés parler des droits des femmes, Heba Morayef, la chercheuse sur l’Égypte pour Human Rights Watch, a noté que les Frères musulmans avaient été forcés de désavouer un de leurs principes très ancien selon lequel ni un chrétien copte ni une femme ne pouvait se présenter à la présidence de l’Égypte. Peu après cette annonce, la présentatrice de télévision Bouthaina Kamel a annoncé son intention de faire campagne avec un programme anti-corruption. Bien que Amam prédise qu’elle n’obtiendra pas beaucoup de voix, « sa visibilité et sa participation me suffisent ». « Beaucoup de gens sont encouragés à prendre une position cohérente sur les droits des femmes, afin que nous puissions voir un changement dans les mois à venir », a dit Morayef.

Le dirigeant du parti des Frères musulmans, Saad al-Husseini, a déclaré au journal égyptien Al Masry Al Youm que la fraternité ne soutiendrait pas une femme candidate, mais que les femmes auront tout de même le droit de se présenter, une position qui irrite la fougueuse Sara Mohamed, 18 ans et membre des Frères musulmans. « Je n’accepte pas du tout cette manière de penser, a-t-elle dit. S’ils appliquent les règles islamiques, il n’y a rien qui dit qu’une fille ne peut pas être présidente, alors de quoi parlez-vous ? »

Bien que la politique actuelle ne soit pas très avancée en ce qui concerne les femmes, Eltahawy est cependant confiante que les choses sont en train de changer : « Les femmes sont plus audacieuses maintenant et parlent plus ouvertement… elles reconnaissent que le personnel et le politique coexistent. »

 Traduction : Édith Rubinstein, Liste Femmes en noir, 18 avril 2011, et Micheline Carrier, Sisyphe.

 Article original : "Prominent During Revolution, Egyptian Women Vanish in New Order", par Anna Louie Sussman, dans The Atlantic. Anna Louie Sussman est une auteure qui s’intéresse aux questions des droits de la personne, de sexe, aux enjeux sociaux et à la culture. Elle habite New York et a vécu au Moyen Orient au cours des cinq dernières années.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 10 mai 2011

Anna Louie Sussman


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