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Une femme inconsciente ne peut consentir à des relations sexuelles
Arguments de la Cour suprême du Canada et des trois juges masculins dissidents

2 juin 2011

par Elizabeth Sheehy, professeure de droit

Une victoire obtenue pour les femmes à la Cour suprême du Canada la semaine dernière dans l’arrêt R. c. J.A. comportait toutefois un sous-texte préoccupant : les trois juges dissidents qui se sont dit favorables à la décriminalisation des rapports sexuels avec des femmes inconscientes « consentantes » sont des hommes.

Dans cette décision partagée à six voix contre trois, l’opinion majoritaire, rédigée par la juge en chef Beverley McLachlin et soutenue par les trois autres magistrates et deux des magistrats, a rejeté la notion d’un « consentement à l’avance » à une agression sexuelle. La Cour a justement conclu qu’il ne pouvait exister de consentement en droit lorsqu’une femme est inconsciente.

En contrepartie, les trois juges dissidents ont soutenu que le droit des femmes à l’autonomie progresserait si l’on créait une nouvelle doctrine de « consentement à l’avance », de sorte que des femmes inconscientes pourraient vivre des « aventures sexuelles ». Mais est-ce que des femmes inconscientes peuvent connaître le plaisir sexuel ou exercer leur autonomie ? L’inconscience est l’antithèse même de l’autonomie. Cette vision représente à tout le moins une compréhension appauvrie de l’« autonomie ». Elle est aussi terriblement dissociée de la réalité de la vie des femmes, où l’agression sexuelle de femmes en état d’inconscience, soit en raison d’une intoxication, de médicaments, d’incapacité épisodique ou d’autres causes, constitue un problème social grave et très répandu.

Il a été prétendu que la plaignante avait « convenu » d’être étranglée jusqu’à perdre conscience, ligotée et pénétrée avec un godemiché. Mais le tribunal suprême n’a pas été autorisé à considérer l’entièreté du contexte de ce consentement allégué, à savoir que le contrevenant était un agresseur ayant un dossier criminel de possession d’armes et d’agressions violentes, dont deux condamnations précédentes pour voies de fait contre la plaignante.

La décision de la majorité précise également que la loi ne prévoit pas d’exceptions pour les maris et femmes ou pour les couples qui cohabitent : toucher sexuellement un ou une partenaire endormie expose ces personnes à une poursuite pénale. Et, de façon compréhensible, bien des gens craignent là une intervention périlleuse de l’État.

Mais pensons-y bien : si dans leurs relations, des hommes et des femmes accordent honnêtement leur permission à pareille conduite, alors les tribunaux n’en entendront jamais parler. Qui les signalera ? Craint-on que des forces de police entament leurs propres enquêtes pour repérer ces situations ? Que des procureurs traînent en Cour les femmes et les hommes concernés ? Qui témoignerait de pareil crime ?

Les seules causes auxquelles on peut s’attendre seront celles qui émergent d’exactement le genre de relations de couple où la plaignante était piégée : des relations abusives, où le « consentement » est arraché par la coercition, le contrôle et la violence. Ce sont ces femmes qui risquent de se manifester pour déposer des signalements d’agression sexuelle. Et ce ne sera pas pour dire que leur mari leur a donné un tendre baiser durant leur sommeil.

De plus, l’argument voulant que le droit ne doive pas s’appliquer aux cas marginaux n’est pas confiné aux situations d’agression sexuelle : il est vrai pour toute la gamme des délits criminels. Le vol d’un dollar demeure un vol. Pourtant, nous ne créons pas d’exception statutaire pour ce délit, ou pour quelque autre cas marginal.

La loi sur le consentement, inscrite au Code criminel depuis plus de 20 ans, a été adoptée par le Parlement grâce à l’apport et au soutien d’une large base d’organisations de femmes. Elle tient compte du caractère très répandu des agressions sexuelles et vise à protéger les femmes de la violence à caractère sexuel. L’exigence que le consentement soit conscient, continu, concomitant à l’activité sexuelle et révocable à tout moment constitue la pierre de touche de cette loi.

Heureusement pour les Canadiennes et les Canadiens, la majorité de la Cour suprême a reconnu la semaine dernière les véritables enjeux de ce litige. La validation d’un « consentement à l’avance » aurait sapé tout le cadre législatif d’identification d’une agression sexuelle, et notamment l’exigence que les hommes prennent « des mesures raisonnables pour s’assurer du consentement » d’une partenaire. Cette décision signifie que la seule mesure raisonnable qui suffira lorsqu’une femme est inconsciente sera de l’éveiller avant de procéder à des gestes sexuels. Elle signifie également que les femmes mariées ou qui cohabitent ont droit à la même protection du droit criminel que les autres femmes : la loi sur le consentement ne crée pas d’exceptions pour certaines catégories de femmes ou de relations.

Enfin, il faut dire que la strangulation constitue un facteur significatif de risque de fémicide intime. Autoriser le « consentement à l’avance » aurait risqué de normaliser un comportement abusif et potentiellement mortel. Cela aurait aussi rendu impossible dans les faits d’intenter des poursuites dans les cas d’agression de femmes inconscientes. La décision explicite du tribunal suprême à l’effet que les femmes inconscientes ne sont pas disponibles sexuellement adresse un message aussi clair qu’opportun à la population canadienne.

 Elizabeth Sheehy était l’avocate du Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes, qui a obtenu statut d’intervenante dans la décision R. c. J.A. rendue la Cour suprême du Canada. Elle est aussi professeure à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa.

 Version originale en anglais.

 Lire aussi l’article du Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes.

Traduction : Martin Dufresne

Mis en ligne sur Sisyphe, le 30 mai 2011

Elizabeth Sheehy, professeure de droit


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