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jeudi 30 juin 2011

La légalisation de la prostitution et ses effets sur la traite des femmes et des enfants

par Richard Poulin, sociologue






Écrits d'Élaine Audet



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 Cet article a été écrit et publié avant le jugement Himel qui décriminalise la prostitution et le proxénétisme en Ontario (octobre 2010), et que le gouvernement fédéral porte en appel.

___________________

Depuis le début du nouveau millénaire, plusieurs États ont légalisé la prostitution. Le Canada est actuellement en train de revoir sa politique à l’égard de la prostitution. Il est donc urgent de discuter des effets de la légalisation (réglementation) de la prostitution à partir d’exemples de pays ayant légalisé cette industrie dans le dessein de tirer un bilan de ces expériences qui puisse nourrir la réflexion collective au Canada.

Après avoir fait état de quelques-unes des données sur l’ampleur de la prostitution et de la traite d’humains à des fins de prostitution, j’étudierai les liens entre la prostitution et la traite des femmes et des enfants aux fins de prostitution ainsi que l’impact de la légalisation de la prostitution dans quelques pays. Je conclurai sur les conventions signées par le Canada et les obligations que cela implique pour la mise à jour des lois canadiennes.

Toutefois, il faut d’ores et déjà indiquer un préalable à cette discussion en soulignant quelques données significatives : au Canada, l’âge moyen d’entrée dans la prostitution variait, en 1998, entre 14,1 et 14,8 ans selon les provinces. Entre 70 et 80 % des personnes prostituées au Canada étaient des enfants lorsqu’ils ont commencé à être prostitués. En 1997, le nombre d’enfants prostitués au Canada était estimé à 10 000 (1). Selon Phillis Chester (1994), 75 % des escortes ont commis une tentative de suicide. Les femmes prostituées comptent pour 15 % des suicides rapportés par les hôpitaux américains (2) (les données sont similaires pour la France). Les femmes et les filles embrigadées dans la prostitution au Canada connaissent un taux de mortalité 40 fois supérieur à la moyenne nationale (3). Dans mon livre, La mondialisation des industries du sexe, je démontre que la violence est intrinsèquement imbriquée à la prostitution, qu’elle en est une composante essentielle. Certes, les conditions d’exercice de la prostitution peuvent aggraver la violence, mais ce sont avant tout les rapports sociaux qui sous-tendent la prostitution qui sont la cause fondamentale de cette violence. Les méthodes de recrutement des proxénètes ne sont pas la simple addition de conduites privées et « abusives », mais s’insèrent dans un système structuré qui nécessite la violence. La violence exercée par un nombre important de clients dérive du fait que la transaction vénale leur confère une position de domination.

En fait, la prostitution est ontologiquement une violence. Elle se nourrit d’elle et l’amplifie. Le rapt, le viol, l’abattage - il existe des camps d’abattage dans plusieurs pays européens, pas seulement dans les Balkans et en Europe centrale, mais également en Italie, où l’abattage est nommé « écolage » - la terreur et le meurtre ne cessent d’être des accoucheurs et des prolongateurs de cette industrie ; ils sont fondamentaux non seulement pour le développement des marchés, mais également pour la « fabrication » même des « marchandises », car ils contribuent à rendre les personnes prostituées « fonctionnelles » - cette industrie exigeant une disponibilité totale des corps. Une étude sur les personnes prostituées de rue en Angleterre établit que 87 % d’entre elles ont été victimes de violence au cours des douze mois précédents ; 43 % d’entre elles souffrent de conséquences d’abus physique graves (4). Une recherche menée à Chicago a montré que 21,4 % des femmes exerçant des activités d’escortes et de danseuses nues ont été violées plus de dix fois (5). Une étude américaine menée à Minneapolis montre que 78 % des personnes prostituées ont été victimes de viol par des proxénètes et des clients, en moyenne 49 fois par année ; 49 % ont été victimes d’enlèvement et transportées d’un État à un autre et 27 % ont été mutilées (6). Je pourrais multiplier les données issues d’études de terrain.

Ce que je veux souligner ici c’est que les femmes et les enfants qui font l’objet de la traite à des fins de prostitution ainsi que la très grande majorité des personnes prostituées sont très souvent violentées. Un grand nombre d’elles sont fournies « clés en main » au marché : « En vingt jours, on peut briser n’importe quelle femme et la transformer en prostituée », raconte une responsable bulgare d’un foyer de réinsertion (7). Leur appropriation par les trafiquants en tout genre, devenues leurs possesseurs, leur métamorphose en « marchandises » - des humains transmutés en choses vénales qui sont vendues sur le marché du sexe -, leur dépersonnalisation, puis leur consommation exigent le viol de leur humanité, requièrent la violence. Les violences exercées à l’endroit des personnes prostituées sont multiples et, souvent, innommables, indescriptibles. La première violence est intrinsèque à la prostitution : la chosification et la marchandisation ont pour fonction la soumission des sexes à la satisfaction des plaisirs sexuels d’autrui. La deuxième lui est également inhérente : on devient une personne prostituée à la suite de violences sexuelles, physiques, psychiques (90 % des cas, selon différentes études), sociales et économiques. La troisième est liée à l’expansion de la prostitution et à la dégradation consécutive des conditions dans lesquelles évoluent les personnes prostituées : « Le client n’hésite plus à être de plus en plus violent vis-à-vis de la prostituée et aujourd’hui elle se doit d’être extrêmement vigilante », assure Chant, du Bus des femmes, une association créée à Paris voici plus d’une décennie par d’anciennes personnes prostituées (8).

Les conditions d’exercice de la prostitution ne sont donc pas la cause de cette violence, même si les organisations favorables à la décriminalisation totale de la prostitution ou à sa légalisation argumentent en ce sens. La cause est à rechercher non pas dans les conditions d’exercice, mais dans l’exercice lui-même.

L’ampleur des industries du sexe

Chaque année, environ 500 000 femmes victimes de la traite sont mises sur le marché de la prostitution dans les pays de l’Europe de l’Ouest (9) ; 75 % des femmes victimes de cette traite ont 25 ans ou moins, et une proportion indéterminée d’entre elles, très importante, est constituée de mineures. Environ 4 millions de femmes et d’enfants sont victimes chaque année de la traite mondiale aux fins de prostitution. En 2001, on estimait à 40 millions le nombre de personnes prostituées (10) dans le monde (11) et ce chiffre ne cesse d’augmenter. Le phénomène prend dans certains pays des proportions inimaginables, occupant de 0,25 % à 1,5 % de la population aux Philippines, à la Malaysia, à Taïwan (12), etc.

L’industrie de la prostitution représente 5 % du PIB des Pays-Bas, entre 1 et 3 % de celui du Japon et, en 1998, l’Organisation internationale du travail (OIT) a estimé que la prostitution représentait entre 2 et 14 % de l’ensemble des activités économiques de la Thaïlande, de l’Indonésie, de la Malaisie et des Philippines.

Au cours des années quatre-vingt-dix, en Asie du Sud-Est seulement, il y a eu trois fois plus de victimes de la traite à des fins de prostitution que dans l’histoire entière de la traite des esclaves africains. La traite des esclaves africains, qui a eu lieu sur une période de 400 ans, a fait 11,5 millions de victimes, tandis que la traite aux fins de prostitution dans la seule région de l’Asie du Sud-Est a fait 33 millions de victimes (13).

Au cours des trois dernières décennies, les pays de l’hémisphère Sud ont connu une croissance phénoménale de la prostitution et de la traite des femmes et des enfants à des fins prostitutionnelles. Depuis un peu plus d’une décennie, c’est également le cas des pays de l’ex-Union soviétique et de l’Europe de l’Est et centrale ainsi que des Balkans. Sabine Dusch (2002 : 109) estime que la prostitution engendre un chiffre d’affaires mondial de 60 milliards d’euros, soit plus de 72 milliards de dollars américains (14). En 2002, les profits de la traite des femmes et des enfants sont estimés par l’Organisation des Nations Unies (ONU) entre 7 et 12 milliards de dollars américains par année (15). Les êtres humains victimes de la traite à des fins de prostitution sont nettement plus nombreux que ceux qui sont l’objet d’un trafic aux fins d’exploitation domestique ou de main-d’œuvre à bon marché (16). On estime que 90 % des personnes victimes de la traite le sont à des fins de prostitution (17).

Les industries sexuelles sont désormais des industries considérables - des multinationales pour certaines d’entre elles - générant des profits fabuleux et des rentrées importantes en devises fortes, ce qui a un effet sur la balance des paiements des pays et donc sur leurs comptes courants ; elles sont même considérées comme vitales dans l’économie de plusieurs pays.

Mais, la croissance effrénée des industries du sexe a pour effet une remise en cause des droits humains fondamentaux, notamment ceux des femmes et des enfants devenus des marchandises sexuelles. Le statut des femmes et des enfants a même gravement régressé. Désormais, dans de nombreux pays du tiers-monde ainsi que dans ceux de l’ex-bloc soviétique, sous l’impact des politiques d’ajustement structurel et de l’économie de marché, les femmes et les enfants sont devenus de nouvelles matières brutes (18) dans le cadre du développement du commerce national et international. Du point de vue de leurs possesseurs, ces femmes et ces enfants se caractérisent par un double avantage : il se traduit par la marchandisation non seulement des corps et des sexes, mais également par celle des femmes et des enfants vendus successivement à différents réseaux criminels proxénètes puis aux clients, d’où l’idée fréquente de l’apparition d’une nouvelle forme d’esclavage pour caractériser la traite dont sont victimes des millions de femmes et d’enfants.

Personnes prostituées d’origine étrangère et traite des êtres humains

L’exemple des Pays-Bas est un bon indicateur de l’expansion de l’industrie sexuelle au cours des dernières décennies et de la croissance de la traite à des fins de prostitution : 2 500 personnes prostituées en 1981, 10 000 en 1985, 20 000 en 1989 et 30 000 en 1997. Les Pays-Bas sont désormais un site de prédilection du tourisme sexuel mondial. À Amsterdam, où il y a 250 bordels, 80 % des personnes prostituées sont d’origine étrangère « et 70 % d’entre elles sont dépourvues de papiers », ayant été victimes de la traite (19). En 1960, 95 % des prostituées des Pays-Bas étaient néerlandaises, en 1999, elles ne sont plus que 20 %. Au Danemark, où la prostitution est également légale, au cours de la dernière décennie, le nombre de personnes prostituées d’origine étrangère, victimes de la traite, a été multiplié par dix (20). En Autriche, 90 % des personnes prostituées sont originaires d’autres pays (21). En 2003, on estime, en Grèce (22), à 20 000 les victimes de la traite aux fins de prostitution par année, tandis qu’elles étaient 2 100 par année au début de la décennie précédente. En dix ans, de 1990 à 2000, 77 500 jeunes femmes étrangères ont été la proie des trafiquants (23). Ces jeunes femmes, souvent mineures, dont le prix d’achat sur les marchés balkaniques est de 600 dollars américains, subissent en moyenne de 30 à 100 contacts sexuels par jour (24). Il y a dix ans, le nombre de personnes prostituées d’origine grecque était estimé à 3 400 ; aujourd’hui, leur nombre reste plus ou moins le même, mais avec l’explosion de l’industrie prostitutionnelle, le nombre de personnes prostituées d’origine étrangère a été multiplié par dix. Les revenus de la prostitution en Grèce sont évalués à 7,5 milliards de dollars américains par an.

Qui dit personnes prostituées étrangères, dit traite des êtres humains aux fins de prostitution (et de production pornographique), ce qui implique évidemment l’organisation de ladite traite. C’est l’organisation proxénète, soumise au crime organisé, qui est la grande pourvoyeuse des boîtes de nuit et des bordels au nombre de 700 aux Pays-Bas (25), où la prostitution est réglementée depuis le 1er octobre 2000. Cette légalisation, qui devait profiter aux personnes prostituées selon ses promoteurs, est vraisemblablement un échec puisque 4 % d’entre elles seulement se sont enregistrées (26). Cette légalisation devait mettre fin à la prostitution des mineurs. Or, l’Organisation pour les Droits de l’enfant, dont le siège est à Amsterdam, estime que le nombre de mineurs qui sont prostitués est passé aux Pays-Bas de 4 000 en 1996 à 15 000 en 2001, dont au moins 5 000 sont d’origine étrangère. À Vienne, en Autriche, le nombre de personnes prostituées était estimé, au début de 2000, entre 6 000 et 8 000 ; seulement 600 d’entre elles étaient enregistrées (27). Dix ans plus tôt, il y avait 800 personnes prostituées enregistrées et environ 2 800 personnes prostituées illégales. En 1995, le nombre de personnes prostituées enregistrées avait baissé à 670, mais le celui des illégales avait grimpé à 4 300 (28).

Comme en font foi les expériences néerlandaise, grecque et autrichienne, le nombre de personnes prostituées « légales », originaires du pays, diminuent progressivement (en termes relatifs ou absolus) et le nombre de personnes prostituées clandestines ou illégales ou encore munies d’un visa touristique, victimes de la traite, augmentent. La réglementation (légalisation) de la prostitution n’a donc pas amélioré le sort des personnes prostituées, contrairement aux affirmations des activistes favorables à cette politique. Mais la légalisation représente un pactole certain pour les proxénètes, dont l’activité est désormais légitime : au cours des dix dernières années, les activités de l’industrie du sexe aux Pays-Bas ont progressé de 25 % (29). Grâce à sa législation libérale, l’État néerlandais perçoit 1 milliard 202 millions de dollars américains par an d’impôts et est devenu, par le fait même, l’un des principaux proxénètes d’Europe.

La traite et la prostitution ont connu un essor considérable durant la dernière décennie. Elles se caractérisent par la place grandissante prise par des filières originaires des pays de l’Est et des Balkans, d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine ainsi que par l’augmentation des flux financiers et le recyclage de l’argent issus de cette activité criminelle. Cette criminalité transnationale (30) a su tirer parti du décalage entre la libre circulation des marchandises et des capitaux, les politiques de restriction des migrations humaines et le morcellement de l’espace pénal mondial. Elle tire également avantage de sa capacité à corrompre douaniers, policiers, juges, politiciens, fonctionnaires, si ce n’est de son habileté à les intégrer dans les activités criminelles elles-mêmes. Elle finance des associations réclamant la reconnaissance et la légalisation des industries du sexe (31). Elle envahit les industries « légales » - boîtes de nuit, hôtels, restaurants, agences de voyages et de placement, transport, etc. - qui lui sont utiles pour ses trafics en tout genre.

Légalisation, expansion de la prostitution et de la traite des femmes et des enfants

Les promoteurs de la légalisation de la prostitution en Australie (32) soutenaient qu’une telle mesure résoudrait des problèmes comme le contrôle du crime organisé de l’industrie du commerce sexuel, l’expansion déréglementée de ladite industrie et la violence subie par les personnes prostituées de rue. En fait, la légalisation n’a résolu aucun de ces problèmes, elle a, au contraire, entraîné de nouveaux. Entre autres, depuis la légalisation, la prostitution des enfants a connu une croissance importante. Les bordels sont en expansion (33) et le nombre des bordels illégaux surpasse le nombre des bordels légaux. Bien qu’on ait cru que la légalisation permettrait le contrôle de l’industrie du sexe, l’industrie illégale est désormais « hors de contrôle ». Au Victoria, la police estime à 400 les bordels illégaux contre 100 légaux (34).

La traite des femmes et des enfants en provenance d’autres pays a augmenté significativement (35). La légalisation de la prostitution dans certaines régions d’Australie a donc eu pour conséquence une nette croissance de cette industrie. La traite des femmes et des enfants pour « approvisionner » les bordels légaux et illégaux en a été un des résultats. Les « entrepreneurs du sexe » éprouvent de la difficulté à recruter des femmes localement pour fournir une industrie en expansion, et les femmes issues de la traite sont plus vulnérables et plus profitables. Les trafiquants vendent ces femmes aux propriétaires des bordels du Victoria pour une somme de 15 000 dollars américains chacune. Elles sont tenues en servitude par cette dette. On estime à un million de dollars les bénéfices hebdomadaires que l’industrie de la prostitution tire de la traite des femmes en Australie (36).

En Allemagne, la loi entrée en vigueur le 1er janvier 2002 a supprimé la notion d’« activité contraire aux bonnes mœurs ». Les centaines de milliers de personnes prostituées allemandes (ou mariées à des Allemands) ont désormais un statut, celui de « travailleuses indépendantes ou de salariées ayant un contrat de travail » avec les « patrons » des Eros centers. La prostitution est admise et réglementée ; elle est en quelque sorte assimilée à un « métier comme un autre ». En outre, toutes les entreprises de 15 employés et plus, les bordels y compris, sont obligées d’embaucher des apprentis sous peine de pénalités financières. Quelle personne sensée encouragerait une quelconque adolescente à suivre un apprentissage dans un Eros center ? Les femmes qui perçoivent des prestations de chômage et qui travaillent dans la restauration ou les bars doivent accepter désormais les propositions d’emploi dans les bordels sous peine de perdre leurs droits. En 2001, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) estime que près de la moitié des femmes victimes de la traite aux fins de prostitution en Allemagne est entrée légalement au pays (37).

Quelque 50 000 Dominicaines se prostituent à l’étranger, particulièrement aux Pays-Bas, où elles ont constitué, un temps, 70 % des occupantes des 400 vitrines de prostituées d’Amsterdam. Entre 75 à 85 % des personnes prostituées des quartiers chauds d’Allemagne sont d’origine étrangère. Environ 40 % des personnes prostituées de Zurich sont originaires du tiers-monde. Depuis la légalisation partielle de la prostitution en Suisse, le nombre de maisons closes a doublé.

La légalisation de la prostitution engendre donc une colossale expansion de cette industrie et de la traite qui en est un corollaire.

Un pays « abolitionniste » comme la France, dont la population est estimée à 61 millions d’habitants, comprend la moitié moins de personnes prostituées sur son territoire qu’un petit pays comme les Pays-Bas (16 millions d’habitants) et vingt fois moins qu’un pays comme l’Allemagne, dont la population tourne autour des 82,4 millions de personnes. En Suède, où une loi a été adoptée pour pénaliser les clients et décriminaliser les activités des personnes prostituées, on estime à une centaine seulement le nombre de personnes prostituées dans le pays pour près de 9 millions d’habitants. Dans la capitale, Stockholm, le nombre de femmes prostituées de rue a diminué des deux tiers et le nombre de clients a baissé de 80 %. De plus, « la Suède est le seul pays d’Europe occidentale à n’avoir pas été submergé par la déferlante des filles de l’Est consécutive à la chute du mur de Berlin »(38). En Finlande, pays voisin, on estime entre 15 000 et 17 000 le nombre de personnes victimes chaque année de la traite à des fins de prostitution.

La plus récente recherche, réalisée par la London Metropolitan University, à la demande du gouvernement écossais, et publiée en 2004 sur son site gouvernemental, « confirme ce que plusieurs études antérieures ont indiqué, à savoir que les "industries du sexe", le tourisme sexuel, la prostitution juvénile et la violence à l’égard de personnes prostituées ont augmenté sensiblement dans tous les pays qui ont libéralisé leurs lois sur la prostitution et fait des proxénètes de respectables hommes d’affaires ».

Les politiques gouvernementales sont donc un facteur décisif dans la prolifération des industries prostitutionnelles et de la traite qui en est un corollaire.

Les politiques favorables à la légalisation de la prostitution et de la traite à des fins de prostitution s’inscrivent dans une offensive internationale, menée par les pays réglementaristes, contre la Convention abolitionniste adoptée par l’ONU en 1949, la Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui. Ces pays ont introduit dans les conférences internationales ou régionales (européennes notamment) les notions de « prostitution forcée » et de « trafic forcé » par opposition à « prostitution libre » et « trafic libre ou consentant ».

Les conventions internationales

La Convention abolitionniste de 1949 a été adoptée à la suite de la Seconde Guerre mondiale, dans l’élan qui a également permis l’adoption de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme. Elle a été ratifiée par 72 pays, mais pas par le Canada, ni les États-Unis et ni la Thaïlande. Elle disait en substance que la « prostitution et le mal qui l’accompagne […] sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine ». Les signataires ont convenu :

    de punir toute personne qui […] embauche, entraîne ou détourne en vue de la prostitution une autre personne, même consentante ; exploite la prostitution d’une autre personne même consentante ; […] tient, dirige, ou, sciemment, finance ou contribue à financer une maison de prostitution ; donne ou prend sciemment en location […] un immeuble […] aux fins de la prostitution d’autrui (39).

Selon les tenants de la légitimation du « travail du sexe », l’instrument législatif de 1949 se « limitait uniquement » à la traite des femmes aux fins de prostitution et « délaissait la protection des enfants »(40). Comme l’ont montré les négociations relatives au Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants (Convention de Palerme), qui ont buté sur la question de savoir s’il pouvait y avoir existence d’une traite sans contrainte des femmes et des enfants, la question n’était pas de l’amender ni de l’améliorer. Les véritables enjeux portaient sur la conception même de la prostitution, du proxénétisme, des industries du sexe, de la traite à des fins de prostitution et des droits des personnes dans la société.

Les inquiétudes grandissantes de la « communauté internationale » face à l’ampleur de la criminalité internationale et à l’accroissement de la traite des femmes et des enfants et du trafic des migrants ont abouti à l’adoption par l’ONU d’une Convention contre la criminalité transnationale organisée (41). Cette convention a établi des définitions de manière large des victimes et des infractions criminelles. Toutefois, ses objectifs visaient à harmoniser un certain nombre d’incriminations dans les États signataires que ceux-ci devraient faire figurer dans leur code pénal et édicter des règles communes pour favoriser l’entraide judiciaire pénale et les procédures d’extradition. Les protocoles additionnels avaient surtout pour but d’amener d’autres États à harmoniser leur législation pénale et à renforcer leur coopération judiciaire.

La traite d’êtres humains a donné lieu à une multitude de définitions différentes. Ces dernières années, les définitions proposées ont en grande partie dépendu des besoins particuliers ou des positions politiques des organisations ou institutions dont elles émanaient. Elle a donc, entre autres, été définie sous l’angle des Droits de la personne, de la criminalité, des migrations clandestines, de l’exploitation du travail et de l’esclavage moderne. Les termes « trafic » et « traite » des êtres humains sont souvent assimilés ou confondus. Ces termes renvoient pourtant à des réalités différentes, bien que connexes. Depuis l’adoption de la Convention de l’ONU contre la criminalité transnationale organisée et ses deux protocoles, l’un sur le trafic de migrants et l’autre sur la traite des personnes, le terme « trafic » renvoie à la question du transport illégal (smuggling en anglais) et celui de « traite » au recrutement, au transport et à l’exploitation (trafficking). Cette « exploitation » peut concerner la prostitution, la servitude, le travail forcé, le prélèvement d’organes. Les organisations internationales et de nombreuses ONG distinguent entre le trafic (ou la traite) forcé et volontaire et la prostitution forcée et volontaire, ouvrant la porte aux trafics en tout genre et à la légalisation de la prostitution et de la traite. Cette distinction entre prostitution libre et prostitution forcée ramène à des choix individuels ce qui relève d’un colossal système au niveau mondial.

La Convention de l’ONU contre la criminalité transnationale soutient que la traite peut être condamnable même avec le consentement de la victime. Mais en mettant l’accent sur les conditions abusives de la traite, perçue comme une violation des droits humains, au lieu de le mettre sur son intention, la prostitution, la Convention minimise le fait que la traite des femmes et des enfants aux fins de prostitution est le facteur largement prédominant de la traite des humains à l’échelle internationale. Dans cette convention, contrairement à la Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui (1949), la lutte contre la traite n’est pas liée à une lutte contre le système prostitutionnel, source de la traite. Par ailleurs, point positif, cette Convention a développé, lors des négociations de Vienne, une définition de la traite qui « protège toutes les victimes » qu’elles soient « consentantes » ou non et n’a pas accepté les positions qui défendaient « le droit des femmes à émigrer pour le travail sexuel » et souhaitaient une définition de la traite qui ne mentionne pas « l’exploitation sexuelle ou la prostitution ».

Soulignons que combattre uniquement la traite, c’est réprimer le transfert de personnes prostituées entre les pays et non pas lutter contre leur prostitution. Cela est encore plus vrai lorsque ce « combat » ne concerne que les formes les plus abusives de la traite et non la traite elle-même.

La Convention de l’ONU relative aux droits de l’enfant de 1989, condamne, entre autres, l’exploitation sexuelle des enfants. Deux protocoles facultatifs à cette convention ont été adoptés par l’Assemblée générale de l’ONU en mai 2000. L’un des protocoles concerne l’implication des enfants dans les conflits armés, l’autre, la vente d’enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants. Le Canada soutient activement le protocole facultatif à la Convention, portant sur la vente d’enfants ainsi que sur la prostitution et la pornographie juvéniles. Ce protocole incite les États signataires à ériger en délit ces différentes violations des droits des enfants et à punir davantage ceux qui exploitent des enfants, notamment en matière d’« exploitation sexuelle » tant au pays qu’à l’étranger, sans toutefois criminaliser les enfants prostitués ce que fait encore un certain nombre d’États. À ce propos, à Vancouver, au cours des années quatre-vingt-dix, les enfants prostitués ont été accusés 59 fois plus souvent que leurs clients masculins. En six ans, seulement 6 hommes ont été accusés pour racolage avec un enfant prostitué. Deux ont été reconnus coupables. Pendant la même période, 354 enfants ont été accusés de racolage ou de prostitution (42).

Dans les pays qui ont légalisé la prostitution, une femme peut se prostituer si elle obtient la citoyenneté, se marie avec un citoyen du pays ou acquiert un visa temporaire d’artiste (c’est le cas notamment en Suisse et au Luxembourg), et un souteneur peut recevoir en toute impunité le fruit de la vente de son sexe. Le droit d’une personne de se livrer à la prostitution et de permettre qu’une autre personne profite des revenus qu’elle en tire est normalisé. Les personnes de l’extérieur de ces pays obtiennent facilement une autorisation de séjour dans un seul secteur, celui de l’industrie du sexe.

Conclusion

L’humanité est témoin d’une industrialisation de la prostitution, de la traite des femmes et des enfants, de la pornographie et du tourisme sexuel. Les différents secteurs del’industrie du sexe sont florissants ; ils sont organisés et gérés par des réseaux proxénètes et mafieux. La libéralisation des lois sur la prostitution dans certains pays a permis aux proxénètes du crime organisé d’acquérir, en quittant la clandestinité, le statut d’entrepreneurs et de partenaires commerciaux respectés. Les marchés criminels se sont intégrés naturellement aux marchés légaux où ils peuvent blanchir de l’argent en toute impunité. Ils jouent désormais un rôle capital dans l’économie mondiale. Le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) estime que le produit criminel brut constitue 15 % du commerce mondial (43). Les marchés du sexe y détiennent une part importante. On estime, en effet, que les profits de la seule traite des femmes à des fins de prostitution rapportent aujourd’hui autant sinon plus que le commerce des armes à feu ou celui de la drogue (44).

L’industrie du commerce sexuel est de plus en plus considérée comme une industrie du divertissement et la prostitution comme un « travail légitime ».

Il y a deux conséquences majeures à la légalisation de la prostitution. Premièrement, l’officialisation institutionnelle (la légalisation) des marchés du sexe renforce les activités de l’organisation proxénète et du crime organisé. Deuxièmement, un tel renforcement, accompagné d’un accroissement important des activités prostitutionnelles et de la traite, entraîne une dégradation non seulement de la condition générale des femmes et des enfants, mais aussi, en particulier, celle des personnes prostituées et des victimes de la traite à des fins de prostitution.

Si la décriminalisation totale de la prostitution - l’équivalent de la loi de la jungle - n’a la faveur d’aucun État, la légalisation de la prostitution entraîne un certain nombre de problèmes sur lesquels je me suis étendu. L’alternative est la politique adoptée par la Suède qui criminalise ceux qui profitent de la prostitution - les proxénètes et les clients - et décriminalise les activités des personnes prostituées, considérées comme les proies et les victimes de l’organisation proxénète.

Le Canada est signataire de la Convention de Palerme et de la Convention relative aux droits de l’enfant. Ces conventions ainsi que celle de 1949 doivent servir de cadre pour réformer la loi canadienne et l’adapter aux nouvelles réalités. Je ne suis pas juriste, je n’ai donc pas de propositions précises à formuler. Mais la mondialisation de l’industrie du sexe et sa croissance exponentielle peuvent être freinées sinon combattues par des politiques qui s’appuient sur ces conventions : criminalisation renforcée du proxénétisme, du tourisme sexuel et de la traite (y compris dans le cas des visas d’« artistes » pour les bars de danseuses nues). En conformité avec la Convention de 1949 et s’appuyant sur la définition des victimes de la Convention de Palerme, le Canada pourrait décriminaliser les activités des personnes prostituées, considérées comme des victimes d’un système dirigé et développé par crime organisé national et transnational (y compris dans les pays où la prostitution est légale). Dans le dessein de combattre la traite des humains aux fins de prostitution, le Canada, qui est à la fois un pays de destination et de transit de cette traite, doit lutter contre la prostitution, source de la traite. À cet effet, il doit s’attaquer à la demande, c’est-à-dire aux clients (tant au niveau national qu’à l’étranger dans le cas du tourisme sexuel), autre cause de la prostitution, par une politique de pénalisation comme la Suède a su l’adopter. Dans ce pays, la prostitution est considérée comme l’un des aspects de la violence masculine à l’égard des femmes et des enfants. Elle est officiellement reconnue comme une forme d’exploitation des femmes et des enfants et comme un problème social significatif, non seulement pour la personne prostituée, mais pour la société dans sa totalité. La lutte contre la prostitution et la traite aux fins de prostitution s’inscrit dans l’objectif plus général de lutte pour l’égalité des femmes et des hommes. Cette égalité « restera inaccessible tant que les hommes achètent, vendent et exploitent des femmes et des enfants en les prostituant »(45).

 English version here.

Notes

1. Hodgson (1997 : 5).
2. Farley (2003).
3. Baldwin (1992 : 58).
4. Miller (1995).
5. Boulet (2002).
6. Raymond (1999).
7. Chaleil (2002 : 498).
8. Citée par Ménine (1999).
9. Commission des droits de la femme et de l’égalité des chances du Parlement européen (2003). Voir également Europol (2001).
10. J’emploie l’expression « personne prostituée » de préférence au terme de « prostituée ». D’une part, parce la grande majorité des personnes dans la prostitution sont prostituées. Toutes les données accumulées concordent : de 85 à 95 % des personnes prostituées dans les pays capitalistes développés sont sous la coupe de proxénètes qui les prostituent. Dans les pays dépendants du tiers-monde ou de l’Europe de l’Est, le proxénétisme est encore plus important. Les personnes qui se prostituent sont donc minoritaires ; très majoritairement, les femmes et les enfants sont prostitués. D’autre part, l’expression a l’avantage de prendre en compte non seulement les femmes, mais également les enfants des deux sexes, les hommes et les transsexuels qui sont prostitués. Elle a toutefois l’inconvénient de ne pas souligner que le système de la prostitution est une réalité sexuée, car les femmes et les enfants de sexe féminin sont les proies principales du système proxénète. Elles constituent, selon les estimations, de 90 % à 95 % des victimes de la traite aux fins de prostitution. Enfin, cette formule, qui est utilisée depuis de nombreuses années par les organisations travaillant sur le terrain, a pour fonction de rejeter la stigmatisation « morale » qui pèse sur les personnes en situation de prostitution. Les expressions « prostituée » ou « ex-prostituée » employées traditionnellement au lieu de « personne prostituée » ou « ex-personne prostituée » identifient les personnes qui sont en situation de prostitution ou qui l’ont été par un « statut » et non pour ce qu’elles vivent, elles les identifient par ce qu’elles ont été et non par ce qu’elles ont vécu. L’expression « personne prostituée » met de façon significative en valeur le fait que ce sont avant tout des personnes.
11. Healy (2003).
12. Voir mon ouvrage, Poulin (2004 : 66).
13. Pino Arlacchi du Bureau des Nations Unies pour le contrôle des drogues et la prévention du crime, cité par Demir (2003).
14. Les années quatre-vingt-dix ont connu de façon concomitante une explosion de la production et de la consommation de pornographie, dont le chiffre d’affaires annuel est évalué, de façon conservatrice, à 60,8 milliards de dollars américains.
15. Konrad (2002).
16. Dusch (2002 : 94).
17. Eriksson (2004).
18. New raw resources dans la littérature de langue anglaise.
19. Louis (1997 : 8). Ces données sont confirmées par différentes sources : dès 1994, l’OIM soulignait qu’aux Pays-Bas, « près de 70 % des femmes exploitées étaient originaires des pays de l’Europe centrale et orientale ». Selon un rapport du Secrétariat du groupe gouvernemental de Budapest, 80 % des femmes qui sont dans les maisons closes néerlandaises ont été victimes de la traite (ICMPD, 1999 : 11).
20. Kongstad (2000).
21. Selon l’estimation de Covre et Paradiso (2000), 70 % des personnes prostituées étrangères sont originaires de l’Europe de l’Est, 25 % d’Amérique latine, 5 % d’Asie et d’Afrique.
22. En Grèce et en Turquie, la prostitution a été légalisée. Les femmes prostituées doivent s’inscrire et subir des contrôles médicaux réguliers, jusqu’à deux fois par semaine.
23. L’origine des personnes prostituées étrangères en Grèce est à 47 % des Balkans, à 46 % de l’Europe de l’Est, à 5 % d’Afrique et d’Amérique latine et à 2 % d’Asie (Covre et Paradiso, 2000).
24. Mitralias (2003) citant les données d’une recherche de l’universitaire Grigoris Lazos.
25. Sur le rôle de l’organisation proxénète et du crime organisé dans l’aménagement et le contrôle de la prostitution et de la traite aux Pays-Bas, voir l’étude de Bruinsma et Meershoek (1999) ainsi que celle de Martin (1999).
26. Chaleil (2002 : 49).
27. ATTAC (2003 : 139-140) citant une étude de Georgina Vaz Cabral.
28. CATW (2003).
29. Daley (2001).
30. Selon une étude récente portant sur la traite des femmes et des enfants à des fins de prostitution et de production pornographique aux États-Unis, les autorités policières des régions les plus touchées estiment qu’entre 76 % et 100 % des entreprises du sexe sont contrôlées, financées ou soutenues par le crime organisé. Voir à ce propos Geadah (2003).
31. Sur cette question, voir l’interview de Janice Raymond par Angela Miles (2003 : 26-37).
32. En Australie, la prostitution est légale dans les États du Queensland et du Victoria ainsi que dans le territoire de la capitale. Le New South Wales a déréglementé les bordels.
33. Le plus important bordel de Melbourne, le Daily Planet, créé en 1975, est désormais coté à la Bourse (Marks, 2003).
34. Jeffreys (2002 : 22).
35. Raymond (2002).
36. Jeffreys (2003).
37. OIM (2003 : 2).
38. Gyldén (2003).
39. Le texte de cette convention est publié en annexe de Poulin (2004 : 371-386).
40. Boonpala et Kane (2001 : 5). Le 19 mai 2000, le Parlement européen a considéré que la convention abolitionniste de 1949 était dorénavant « inappropriée ».
41. ONU (2001).
42. Clayton (1997).
43. Passet et Liberman (2002 : 60).
44. Geadah (2003 : 31).
45. Ministry of Industry, Employment and Communications, Suède (2004).

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On peut se procurer au coût de 12$ l’excellente synthèse Abolir la prostitution, publiée par Richard Poulin aux éditions Sisyphe. Demandez le livre à votre libraire ou voyez comment le commander vous-mêmes sur le site des éditions.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 25 février 2005

Lire aussi : "La prostitution menace le patrimoine humain", par Wassyla Tamzali, avocate et directrice du Collectif Maghreb Égalité



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Richard Poulin, sociologue


Sociologue, l’auteur est professeur titulaire à l’université d’Ottawa et associé à l’Institut d’études et de recherches féministes de l’UQÀM, auteur de plusieurs ouvrages sur la prostitution et la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle dont : Enfances dévastées, l’enfer de la prostitution (Ottawa, L’Interligne, 2007), Abolir la prostitution. Manifeste (éditions Sisyphe, Montréal 2006), co-auteur avec Yanick Dulong de Les meurtres en série et de masse, dynamique sociale et politique (éditions Sisyphe, 2009), La mondialisation des industries du sexe (Ottawa, L’Interligne 2004 et Paris, Imago, 2005), et il a coordonné le numéro d’Alternatives Sud, Prostitution, la mondialisation incarnée (Paris, Cetri et Syllepse, vol. XII, n° 3, 2005). Voir plus d’information sur les publications de l’auteur sur le site du Département de sociologie, Université d’Ottawa.



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