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samedi 28 décembre 2002

Face aux conjoints agresseurs… La danse avec l’ours
Entrevue avec le psychologue québécois Rudolf Rausch

par Martin Dufresne






Écrits d'Élaine Audet



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Nous avons rencontré Rudolf Rausch dans son cabinet de Vaudreuil, au Québec. Il nous décrit les divers modèles de programmes, sa pratique de déconstruction des justifications masculines et sa façon de rendre des comptes aux premières concernées, les conjointes violentées et leur réseau de soutien.

Peux-tu nous brosser un bref portrait de l’analyse féministe de la violence conjugale en Amérique du Nord et notamment au Québec ?

Pour être très bref, je dirais que les femmes ont conclu qu’il s’agissait d’une violence proprement masculine, donc en lien avec la construction sociale du masculin et les différentes dynamiques de pouvoir et privilèges s’y rattachant. Comme l’écrit Susan Schechter, cette violence est à la fois socialement construite et individuellement choisie. Ce qui explique pourquoi il y a autant de violence conjugale c’est que, d’une part, au niveau de la construction sociale, depuis bien longtemps et jusqu’à très récemment, les hommes pouvaient essentiellement se servir de la violence pour arriver à leurs fins impunément et ils étaient même encouragés à utiliser ce moyen-là. Et d’autre part, au niveau individuel, il est sûr que cette violence-là est très rentable : à chaque fois qu’on y a recours, habituellement on a gain de cause, on arrive à nos fins, ce qui fait qu’il y a un renforcement presque immédiat à son utilisation. Plus il y a d’individus qui l’utilisent, plus la construction sociale de la violence se maintient et plus cette construction se maintient, plus il y a d’individus qui se croient autorisés à y recourir.

Il s’agit donc d’abord d’une violence masculine, qui pose la question du genre. Ceci n’exclut pas la possibilité que des femmes utilisent la violence, mais en tant que phénomène social, il s’agit davantage d’un phénomène masculin. Un autre élément qu’il est très important de ne pas perdre de vue est celui d’écart de pouvoir, autrement dit d’un système qui comprend des dominants et des dominées : on peut constater que plus l’écart de pouvoir est grand entre l’homme et la femme à l’intérieur d’une famille ou d’une communauté, plus la violence est susceptible d’être perçue comme un moyen légitime pour arriver à ses fins. Et le corollaire de ce constat est que, lorsque le groupe dominé tend à réduire cet écart de pouvoir, on fait face à des escalades de violence chez le groupe dominant pour maintenir l’écart de pouvoir, le statu quo. Il s’agit d’un lien très important par rapport au pouvoir...

Ce qui confirme le caractère instrumental plutôt qu’expressif de la violence ?

Oui, d’une part, et d’autre part, qu’il s’agit de facteurs dont on doit tenir compte quand on veut enrayer cette dynamique : les agresseurs et les agressées n’ont pas nécessairement le même pouvoir, ni accès aux mêmes ressources, que ce soit aux plans politique, juridique, économique, spirituel ou religieux, ou de l’accès à l’éducation. Que l’on cherche à soutenir les agressées et à les aider à reprendre du pouvoir sur leur vie, ou que l’on tente de rendre imputables les agresseurs et de les responsabiliser, on doit prendre en considération ces écarts manifestes de pouvoir et les présomptions qui s’y rattachent.

Quelles ont été les principales stratégies des féministes en lutte contre la violence conjugale ?

Elles ont été de deux ordres. À un premier niveau, c’était de s’organiser de manière assez militante pour agir sur les structures sociales elles-mêmes. Il y a eu tout un mouvement de militantisme et d’organisation à la base dans les communautés où on cherchait effectivement à faire changer les politiques et les lois et, avant même de faire ça, à mettre sur la place publique cette problématique comme étant sociale et non individuelle (c’est-à-dire limitée à quelques " déviants "). À l’autre niveau, l’action a porté sur l’aide individuelle aux femmes les plus touchées, les plus vulnérables : elle a développé un réseau de ressources de secours pour leur permettre de s’extraire de ces situations abusives et de ces contextes d’agression et leur offrir, du moins temporairement, un abri dans un lieu plus sûr afin de réorganiser leur vie et de poursuivre une démarche d’émancipation individuelle. Les deux volets de l’intervention étaient donc : le changement social et le soutien aux personnes.

Toi, en tant que psychologue qui intervient face à des agresseurs de conjointes et des institutions sociales confrontées au problème, comment réalises-tu, très concrètement, ton choix d’imputabilité au mouvement des femmes ?

Pour parler de ça, il faut peut-être donner un bref aperçu historique. Les psychologues n’ont pas, en soi, l’habitude d’avoir une pensée très sociale, ayant davantage, par leur formation, une conception des choses comme individuelles et intra-psychiques. Lorsqu’ils ont commencé, de même que les autres aidants des professions en santé mentale, à s’intéresser à la problématique, leur réflexe a été de s’en tenir à une lecture découlant de ce qu’ils connaissaient déjà. Ainsi, il y a énormément de programmes qui ont débuté sur de telles prémisses, comme quoi l’homme qui agressait sa conjointe était quelqu’un de déviant, quelqu’un de relativement marginal, qui avait toute une panoplie de limites et de difficultés individuelles. Évidemment, ça ne cadrait pas du tout avec l’analyse que faisaient les aidantes féministes dans leur travail avec les femmes, il y avait un écart logistique et philosophique très important. D’ailleurs quand nous avons commencé à nous intéresser à la problématique, c’est aussi l’erreur que nous avons faite, Juergen et moi. Nous avions amorcé notre premier programme en le basant essentiellement sur ce qui s’écrivait dans la documentation au cours des années 1980, selon laquelle les hommes violents vivaient des carences, des difficultés de communication, une faible estime de soi et " perdaient le contrôle " plutôt que d’exercer un contrôle sur les femmes. Mais on s’est vite aperçu qu’en ayant cette lecture-là, non seulement on n’aidait pas mais on nuisait, et ce à différents niveaux.

D’abord, compte tenu de ce que les partenaires des agresseurs recevaient comme information des aidantes, il y avait un écart assez grand qui était problématique. Les conjointes étaient en effet informées que leur conjoint pratiquait un abus de pouvoir et exerçait le contrôle sur elles et, au même moment, l’homme, lui, recevait une information qui validait sa propre perception qu’il était à la remorque de ses émotions et qu’il perdait le pouvoir de contrôle.

Et puis il y avait aussi un problème en ce qui concerne l’application de la justice, parce qu’un autre champ d’action des ressources pour femmes et des féministes était de revendiquer une application de la loi qui reconnaît comme criminelles les voies de fait, les agressions physiques et les menaces et autres infractions inscrites dans le Code Pénal. Or, comment tenir imputable d’une agression criminelle quelqu’un qui, à toutes fins pratiques, " perd ses moyens " ?

Et est défini comme tel...

Tout à fait ! Ça aussi, ça soulevait certaines questions. Ce sont ces considérations qui nous ont amenés, Juergen et moi, comme probablement beaucoup d’autres à l’époque, à revoir la lecture du problème et réviser notre programmation pour faire en sorte que nos services offerts aux conjoints violents et l’action que nous voulions développer à l’intérieur de nos communautés soient cohérents. Il s’agissait de s’allier avec les ressources pour femmes afin de véhiculer dans nos communautés des messages à la fois similaires et complémentaires et d’orienter notre intervention, tant sociale qu’individuelle, dans le même sens qu’elles plutôt qu’en sens opposé.

Vous abordez, dans votre article paru dans Violence Against Women, la nécessité de confronter à ses actes de violence ce qu’il faut bien appeler le client, alors que les intervenants masculinistes érigent en principe une attitude d’écoute beaucoup plus empathique, destinée à valider l’affect de l’agresseur. Peux-tu expliciter cette notion de confrontation ? Dans quelle mesure est-elle théorisée dans votre travail ?

Il est sûr que la confrontation est essentielle et nécessaire dans cette démarche. Pour contextualiser, il faut dire que lorsque j’ai fait ma formation en psychologie, aucun élément du curriculum ne portait sur la violence, à part peut-être quelques cours d’anthropologie où on l’étudiait du point de vue des études classiques anthropologiques et autres. Mais en termes d’intervention, il n’en était pas question. Alors presque toutes les personnes qui interviennent aujourd’hui en sciences humaines, en sciences sociales et dans les différentes professions de relation d’aide, ont été formées à travailler avec des gens qui souffrent. Or c’est évident que lorsqu’on a un bagage culturel, intellectuel et professionnel comme ça et qu’on est confronté à des gens qui font souffrir, on n’est pas outillé par rapport à cette notion-là, d’où le réflexe de redéfinir des gens qui font souffrir comme étant des gens souffrants.

C’est ce que fait la société dans son ensemble, d’ailleurs : n’y a-t-il pas énormément de sympathie sociale à l’égard des hommes qui agressent leur conjointe - même quand cela va jusqu’au meurtre ?

Tout à fait. À mon sens, le fait qu’on puisse confronter assez vigoureusement un agresseur à la façon dont il fait souffrir les autres et au sujet de ses tactiques pour se déresponsabiliser et se dérober à toute imputabilité quant à ses choix, n’enlève rien à l’empathie. On peut avoir de l’empathie avec le vécu individuel de quelqu’un sans pour autant atténuer la vigueur et la franchise de la confrontation qu’on fera avec des gestes qui sont, en fin de compte, inacceptables. En ce sens-là, il faudrait parler des modèles, parce que c’est là que beaucoup de choses se brouillent, lorsque des intervenants demeurent réticents à confronter. Il faut prendre conscience de la logistique des différents modèles.

Parles-tu des modèles d’explication de la violence conjugale ?

Oui, mais aussi du cadre logistique d’intervention que les programmes se sont donné. Les intervenants auprès des agresseurs - les psychologues et autres aidants - ont traditionnellement tendance à voir la violence comme un symptôme ou un indicateur d’un autre problème sous-jacent, qui trop souvent est perçu comme intra-psychique ou comme une difficulté systémique, une difficulté de communication ou d’interaction entre les conjoints.

Quel en est l’effet ?

Il est double : d’une part ça banalise cette violence-là, en ce sens qu’on la perçoit comme n’étant pas forcément si importante que ça, et d’autre part elle est interprétée davantage comme une réaction à quelque chose plutôt qu’une proaction, un moyen d’obtenir quelque chose. C’est le premier jalon : beaucoup d’intervenants vont varier énormément dans l’effort qu’ils vont déployer pour confronter l’homme, pour l’amener ou non à nommer son propre répertoire de violence.

La deuxième étape du modèle traditionnel est que, quelle que soit l’école de pensée, il y a une trame commune dans la stratégie des intervenants qui fait en sorte que, généralement, ceux-ci auront comme prochaine étape de tenter d’aller sur l’émotion, sur l’affect, en présumant qu’il s’agit d’un problème émotionnel, affectif. Alors, ils vont faire beaucoup de travail avec l’homme pour qu’il augmente sa prise de contact avec sa vie intérieure, qu’il en vienne à reconnaître les émotions qu’il vit. Or, on peut imaginer que, quand on travaille avec des gens qui sont déjà très égocentriques, le fait de les amener à être encore davantage " nombrilistes ", encore plus centrés sur leur vie intérieure, a pour effet de bonifier, au fond, ce qu’ils font déjà, ou du moins c’est le risque couru. Par ailleurs, il est courant que ces intervenants encouragent - soit tacitement, soit plus directement, plus formellement - les hommes à nommer leurs affects. Ils tentent de les équiper de techniques de communication pour mieux affirmer leurs émotions. Alors on peut facilement comprendre que, lorsque quelqu’un est déjà très centré sur sa propre vie et qu’il tient très peu compte de la vie et des droits des gens proches de lui, le fait de l’outiller davantage dans ces techniques a pour effet fondamental de l’aider à devenir plus raffiné dans son abus de pouvoir, dans ses moyens d’exercer un contrôle sur sa conjointe.

Enfin, très souvent, les intervenants vont valider l’émotion. Là, il faut être prudent : ça peut être risqué parce que même si on n’invalide habituellement pas l’affect de quelqu’un, c’est récupéré par les agresseurs comme justification de leur violence.

Ils obtiennent un soutien social.

Oui, en quelque sorte. Et ce qui arrive, c’est que très rapidement les hommes, avant même de se responsabiliser, risquent de développer un discours du genre " Moi aussi j’ai des droits ! ". Donc ils se posent en revendicateurs avant même de s’être rendus imputables. C’est dire que non seulement la violence verbale et psychologique ne s’estompera pas mais elle peut même augmenter avec ce genre d’approche.

Est-ce que cela n’est pas dû au fait que, concrètement, le " traitement " s’inscrit dans un procès social comme solution de rechange à la judiciarisation, aux sanctions, à une rupture, bref à toute conséquence négative de l’agression pour son auteur ?

Parfois ; et souvent, c’est exactement ce qui se passe. D’ailleurs, les hommes, et notamment les hommes violents, vont habituellement chez un aidant (psychologue ou autre), non pour se changer mais essentiellement pour créer une coalition avec quelqu’un qui a un statut de pouvoir, et donc pour demeurer identiques. Si quelqu’un fait face à des accusations pénales, il va alors utiliser la relation d’aide pour tenter de diminuer la portée de la judiciarisation. Et dans le cas où la situation n’a pas été judiciarisée, où il n’y a pas eu d’accusation portée et qu’on voit davantage l’homme demander de l’aide parce que sa conjointe l’a quitté ou menace de le faire, à ce moment-là il est sûr que son objectif n’est pas de se changer lui-même mais d’établir une coalition qui va lui permettre de récupérer sa conjointe.

Comment réagis-tu face à cette situation où il te place ?

Eh bien, on doit tenir compte de ça et aussi des effets secondaires et même primaires de notre intervention, à savoir que, dans un premier temps, on a un client qui veut nous confier un mandat de non-changement, un mandat de rétablissement d’une influence pour, au fond, esquiver les conséquences de ses gestes et aussi récupérer sa conjointe. Ce qui veut dire que comme intervenant, on a une lourde responsabilité qui consiste à ne pas entrer dans un tel pacte innocemment, sans tenir compte de cet enjeu-là et des effets pervers que peut avoir notre offre d’aide à cet homme, c’est-à-dire de prolonger la période durant laquelle une femme est exposée à un type qui peut être dangereux pour elle.

En ce sens qu’elle va demeurer avec lui parce qu’il s’adresse à un " thérapeute " ?

Tout à fait. D’ailleurs, cela avait été démontré de façon assez concluante par Edward Gondolf il y a déjà bien des années : le fait d’offrir des services à un conjoint violent a comme principale conséquence d’inciter les femmes violentées à retourner, dans une grande majorité des cas, vivre avec ce dernier.

Comment résous-tu ce dilemme ?

Premièrement, il faudrait peut-être voir le modèle alternatif que nous proposons. D’une part, nous ne percevons pas la violence comme une réaction mais comme un moyen, ce qui veut dire que chaque conjoint violent doit nommer, en menu détail, son " coffre d’outils " à lui, son répertoire personnel de violences. C’est une première exigence : lorsque l’homme se présente, il doit faire état de sa violence et accepter de nommer les faits et gestes concrets dont il s’est servi pour dominer sa partenaire plutôt que ses peines et ses souffrances. On ne se désintéresse pas de son affect ; au contraire, on va y être attentif parce que cela va notamment nous signaler des changements chez lui. Au niveau stratégique par contre, notre jalon suivant est qu’une fois l’homme ayant élargi sa définition de la violence pour inclure non seulement sa violence physique mais aussi ses formes beaucoup plus subtiles, plus dissimulées de contrôle, on lui fait identifier le mobile du crime. Lorsqu’il a utilisé tel geste de violence, qu’est-ce qu’il souhaitait qu’il arrive ? Ainsi, un acte que l’homme présente comme irréfléchi, irrationnel, incompréhensible, voire " fou ", devient, en identifiant son mobile, un geste qui peut être compris comme réfléchi, logique, instrumental...

En faisant nommer le répertoire de violences, on fait déjà un petit pas pour signaler à l’homme ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, et que tous les gestes qu’il pose sont importants et graves. Cela permet de rapatrier un peu plus la responsabilité des hommes : la violence n’est plus un geste réactionnel, mais instrumental, axé sur l’obtention d’un but. Après, on s’intéresse aussi aux effets de cette violence : les effets pour lui, les effets sur sa conjointe, sur les enfants, la famille et ainsi de suite. Alors non seulement ce qu’on voit, dans la majorité des cas, c’est un geste qu’on peut identifier et nommer, de même que l’intention derrière le geste, mais en plus on constate que, en général, cela a fonctionné et que l’homme a effectivement eu gain de cause. On voit aussi tous les effets négatifs que ça peut avoir sur sa conjointe, sur ses enfants, sur sa vie de famille et ainsi de suite. L’homme est confronté à un dilemme éthique.

Tu mises, finalement, sur son sens éthique, sur sa responsabilité... Comment le justifier face à quelqu’un qui est tout de même un oppresseur, dont le comportement relève d’une logique intéressée ?

Il faut comprendre que les hommes ne sont pas tous identiques et que parmi la clientèle, il y a quand même bon nombre d’hommes qui dans toutes les autres sphères de la vie, sont fondamentalement des gens éthiques. Et cependant, dans la sphère conjugale, ils se sentent tout à fait autorisés et trouvent normal d’agir d’une manière non éthique. Maintenant c’est bien sûr que pour quelqu’un qui est un truand ou qui est délinquant dans toutes les sphères de sa vie, à toutes sortes de niveaux, cette notion devient de toute manière relativement insignifiante.

D’ailleurs, une très grave erreur est de penser que le traitement, l’intervention ou l’aide est une alternative à l’incarcération, aux sanctions ou à la justice criminelle. Ce n’est pas le cas et ne devrait pas l’être, c’est un complément, quelque chose qui pourrait être offert de façon complémentaire mais pas comme alternative.

Mais ça l’est ! Il reste que concrètement le système fonctionne comme cela.

Oui, en effet. Maintenant c’est sûr qu’il y a des juridictions comme aux États-Unis où on a beaucoup resserré les critères de ces services-là et de leur contexte. La plupart des États américains se sont maintenant dotés de normes et standards de pratiques qui, pour une bonne part, ont été élaborés avec la participation des féministes et des représentantes des femmes victimes de violence aux États-Unis. Elle ont effectivement revendiqué un certain nombre de principes pour faire en sorte que les programmes soient cohérents avec la nature criminelle du geste et avec la responsabilisation des agresseurs, ainsi qu’avec la notion qu’il s’agit d’un abus de pouvoir, d’un moyen instrumental pour dominer sa partenaire. Ainsi, en théorie - et dans certains secteurs ça fonctionne mieux qu’ailleurs -, aucun service ne sera subventionné ni recevra d’argent public ou de références du système judiciaire ou carcéral s’il ne respecte pas ces standards et leur certification.

Où en est le projet d’établir des normes comme celles-là au Québec ?

En 1995, après 2 ou 3 ans de consultations assez systématiques, le gouvernement du Québec s’était doté d’une politique d’intervention en matière de violence conjugale, qui définissait un certain nombre de principes à respecter pour obtenir des subventions. Cela a été fait. Malheureusement, l’État ne s’est pas doté de mécanismes rigoureux pour appliquer ces principes et en vérifier l’application. Dans bien des cas, ce sont restés des vœux pieux. On note également une situation où certains programmes québécois disent ouvertement qu’ils ne partagent pas l’un ou l’autre de ces principes-là, notamment celui que toute intervention en violence conjugale doit être basée sur l’égalité des sexes : ils affirment ne pas y adhérer et, actuellement, c’est sans conséquences pour eux.

Qu’en est-il de la concurrence pour les budgets sociaux ? Est-ce qu’il n’y a pas des collectivités où des programmes pour conjoints agresseurs vont être financés alors qu’il n’existe même pas de ressources suffisantes pour héberger leurs victimes ?

Il ne faut jamais exagérer l’importance d’un programme d’aide pour conjoints violents. Ça n’est qu’un maillon dans un système de livraison de services, ce qui veut dire qu’il est totalement irresponsable de commencer par la fin. Ces programmes s’adressent à une très petite minorité d’agresseurs, reçoivent très peu de demandes et, en bout de ligne, le nombre de démissions et de récidives s’avère très élevé. Donc, dans n’importe quelle communauté donnée, il est capital de toujours commencer par offrir des ressources aux victimes.

Tu reconnais donc l’inefficacité relative de ces programmes ? On s’en tient souvent à la formule d’" optimisme prudent " pour justifier la continuation de leur financement. Acceptes-tu de prendre en compte l’inefficacité actuelle des programmes destinés aux hommes ?

Absolument, et j’irais même plus loin : je dirais que plus les programmes d’aide aux victimes sont structurés et bien dotés, plus les victimes arriveront à s’offrir un certain niveau de sécurité et à reprendre du pouvoir sur leur vie, et mieux elles seront outillées pour dénoncer un jour leur agresseur. Quand les femmes ont ce soutien et ces ressources, qu’elles sont accompagnées, soutenues et aidées dans leurs démarches judiciaires, elles deviennent alors des témoins beaucoup plus solides, aptes à s’exprimer et moins susceptibles d’abandonner en cours de processus. Il en résulte que le volume d’hommes qui vont être interpellés, soit par la justice soit autrement, va augmenter dans la mesure où les ressources pour femmes sont présentes et accessibles. C’est donc un illogisme de commencer par les services aux hommes. De toute manière, les hommes ne seront pas enclins à les utiliser à moins d’être contraints de le faire, soit par une ordonnance de la Cour, soit par le départ de leur conjointe.

L’efficacité du programme n’est pas uniquement conditionnée par ce qui se fait en son sein : c’est le système de livraison de l’ensemble des services qui a le plus d’impact. Plus le programme pour hommes violents s’arrime dans un système articulé, coordonné et cohérent, plus il est susceptible d’être efficace. Plus il fait bande à part, n’est pas cohérent et a peu de liens avec la justice et les ressources pour femmes, moins il est efficace. Et indépendamment de tout ça,il reste quand même 20% de la clientèle qui est irréductible, c’est-à-dire qui va récidiver à de nombreuses reprises au cours du traitement et après : c’est ce qu’a montré l’étude multi-sites échelonnée sur plusieurs années qu’a publiée Edward Gondolf ce printemps et qui porte notamment sur les effets pervers des programmes et sur leur relative inefficacité.

Qu’est-ce qu’on voit s’installer en Europe comme formes d’intervention auprès des conjoints agresseurs ?

En Écosse, en Angleterre, en Allemagne et dans certains pays scandinaves, il y a certaines choses intéressantes qui semblent se faire, mais j’en sais très peu à ce sujet. Pour ce qui est des pays francophones, je sais que certains formateurs québécois sont allés en France, en Belgique, peut-être en Suisse pour tenter d’informer les Européens sur ce qui se fait ici, mais il s’agissait essentiellement de modèles assez traditionnels, à vision conventionnelle. Je ne sais pas quelle a été la portée de leur démarche.

Il ne s’agissait pas du modèle proféministe ?

Pas à ma connaissance, non.

Dans votre article, vous relatez la tentative de mise en place au Québec, immédiatement encouragée par l’État, d’un réseau masculiniste de soutien aux conjoints violents, rebaptisés " hommes en crise ", une façon de redéfinir les agresseurs à partir de leurs soi-disant difficultés personnelles. Les pourvoyeurs de programmes traditionnels ont exploité des meurtres sexistes en prétendant que si les assassins avaient eu accès à des ressources masculinistes, ces crimes n’auraient pas été commis. Où en est cette démarche ?

Eh bien, ça continue. Presque à chaque fois qu’une conjointe est tuée, habituellement dans les jours qui suivent, on voit certains ténors déplorer de nouveau l’absence d’une ligne d’urgence pour les conjoints violents, l’absence de centres d’" hébergement " des agresseurs, le sous-financement des ressources pour hommes et aussi le prétendu sexisme des ressources publiques qui n’accueilleraient pas les hommes adéquatement, c’est-à-dire selon une lecture masculiniste de ce qu’est être un homme. Ces discours-là ont de plus en plus de capital dans les médias, et le lobbying se poursuit dans ce sens-là.

Est-ce qu’il n’y a pas une collusion entre l’État et le mouvement masculiniste pour marginaliser ce qu’il y a de dérangeant dans la confrontation féministe de la violence et du pouvoir masculin ?

Peut-être. C’est sûr qu’actuellement il manque de volonté politique pour faire en sorte que les aidants des hommes soient imputables. On demande aux agresseurs de devenir imputables mais si on veut y arriver, il faudrait que les programmes pour hommes le soient eux-mêmes, de même que les aidants. Or, on exige très peu de comptes à ces programmes-là, donc qu’est-ce que ça signifie ? Je constate que, dans bien des cas, la documentation qui existe est ignorée, notamment les écrits américains à ce sujet, qui ont tout de même plusieurs longueurs d’avance sur ce qui se fait au Québec. Qu’est-ce que ça veut dire ? On peut penser que quelque part les autorités trouvent leur compte dans cette négligence.

Un glissement qu’on observe en Amérique du Nord est celui d’une " pathologisation " des femmes violentées, en ce sens que certains juges qui envoient un agresseur " en thérapie " vont également y envoyer sa victime ! Comment est-ce que ça se présente au Québec ?

Oui, hélas, ça découle aussi de l’incompréhension de bon nombre de juges face à la problématique. Ils en font une lecture systémique ou transactionnelle qui " achète " la notion que lorsqu’il y a de la violence conjugale, c’est du 50-50, ce qui est complètement déresponsabilisant et inefficace comme perspective. Parler de 50-50 implique essentiellement une symétrie dans dans le couple : c’est adopter une lecture systémique qui prétend que chaque membre du système est interchangeable dans l’analyse, ce qui est manifestement faux.
Quel est le message le plus efficace quand tu t’adresses à des auditoires communautaires pour leur ouvrir les yeux sur ce que tu as appris auprès des femmes, pour ébranler leurs préjugés face à la violence conjugale ?

C’est peut-être la question qu’Alan Jenkins a déjà posée et que j’aime beaucoup : " Qu’est-ce qui nous empêche de changer ? Et qu’est-ce qu’on attend ? "

Est-ce que les gens reçoivent ce message personnellement ?

Je l’espère...!

Mais qu’est-ce que tu peux dire à ces auditoires sur ce qui empêche les agresseurs de changer ? Sont-ils prêts à entendre des réponses comme " leurs privilèges ", " le but qu’ils visent " ou " le pouvoir dont ils disposent ", eux qui semblent si prêts à accepter que ces hommes-là sont en " détresse ", en manque de pouvoir ?

Si je parle aux agresseurs eux-mêmes, quand chacun me dit un peu ce qu’il souhaiterait, bon, il me dit qu’il aimerait ne plus être violent. Alors, je lui demande souvent " Qu’est-ce qui t’empêche de le faire ? ", en un genre de défi. Et, facteur intéressant, la plupart des hommes vont me dire, un peu déstabilisés, un peu surpris : " Mais, au fond, rien. " D’autres vont me dire : " Eh bien, ça veut dire qu’il y a un tas de choses que je vais devoir dénoncer, il y a un prix au changement. " Et c’est vrai qu’il y a un prix au changement, il faut en tenir compte. Est-cequ’on est prêts à payer ce prix, celui d’un modèle égalitaire de rapports humains, celui d’une justice sociale ? C’est cela dont il s’agit, de justice sociale !

Pour les gens qui ne sont pas des agresseurs, quelle est la résistance à laquelle tu les confrontes avec cette question ?

Je ne sais pas qui a écrit que " le privé est politique ", mais c’est ça. On a trop longtemps eu tendance à chercher à voir les agresseurs comme étant différents de nous, des gens sur lesquels on agit pour les ramener " dans le droit chemin ".

Alors que tu penses que les batteurs de femmes sont protégés par une société qui s’accommode du pouvoir masculin et qui y est même investie ?

C’est sûr. Prenons seulement l’exemple de l’équité salariale : nos propres gouvernements, malgré le vote de lois et de politiques d’égalité, n’ont pas réussi à régler ce dossier… Et on peut extrapoler.

La méthode serait donc de confronter les gens à leur propre résistance au changement ?

Oui. Et de demander si nous sommes prêts à assumer le coût social de la justice sociale. Et son coût individuel... l’appauvrissement des femmes âgées, les fonds de pension qui ne reconnaissent pas les ménagères, par exemple.

En guise de conclusion

Il me semble que depuis trente ans une fenêtre d’opportunité au sujet de la violence conjugale s’est ouverte. Cette thématique a été mise sur la place publique, comme un scandale. Mais depuis s’est réalisé un travail de banalisation et même de ressac qui en fait de moins en moins un fait scandaleux. Crois-tu qu’il existe une façon de contrer cette dévolution ?

Claire Renzetti écrivait que lorsqu’on commence à s’intéresser à la violence conjugale, c’est comme danser avec un ours. Habituellement quand on danse, on danse un certain temps et quand on commence à être fatigué, on s’assied. Mais quand on commence à s’intéresser à l’égalité entre hommes et femmes et au phénomène de la violence conjugale, c’est un peu comme se mettre à danser avec un ours, en ce sens que lorsqu’on commence à être fatigué, on ne peut pas s’asseoir. On doit continuer à danser jusqu’à ce que l’ours soit fatigué. Pour revenir à ta question : oui, il y a eu cette fenêtre d’opportunité, il y a eu des jalons gravés, des progrès sociaux, en même temps il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il y ait eu tout un processus de récupération qui nous amène à un point où, dans la mentalité de beaucoup de personnes et ce qu’elles peuvent souhaiter aussi, " on a assez changé, on en a assez fait. "

Beaucoup de gens le disent directement.

Certes. Alors, moi je dis : non, ce qu’on a fait était important, nécessaire, on a accompli beaucoup. Mais l’ours n’est pas encore fatigué, il faut continuer.


 Publié d’abord dans Nouvelles questions féministes, édition de décembre 2002

 Mis en ligne sur Sisyphe en janvier 2003

DOSSIER COMPLET


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Entrevenue avec le psychologue québécois Rudolf Rausch.

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Martin Dufresne

Longtemps associé au Collectif masculin contre le sexisme, créé en 1979, Martin Dufresne est connu comme un allié des milieux féministes et a produit dans plusieurs médias des analyses percutantes sur divers aspects de la condition masculine, ainsi que sur la violence faite aux femmes.



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