L'eau grise des écluses de Kingston Mills, qui a mystérieusement englouti quatre femmes d'une famille montréalaise il y a deux ans, s'apprête à révéler ses secrets. Le procès de trois autres membres de la famille accusés de ces meurtres, Mohammad Shafia, le père, Tooba, la mère, et Hamed, leur fils aîné, se mettra en branle mardi, à Kingston, avec la sélection des jurés. Et le procès suscite un intérêt international.

Les corps des soeurs Shafia, Geeti, 13 ans, Sahar, 17 ans, et Zainab, 19 ans, de même que celui de Rona Amir Mohammad, 50 ans, première femme de Mohammad Shafia, ont été trouvés dans une voiture au fond de l'écluse, le matin du 30 juin 2009. La famille d'origine afghane, qui a longtemps vécu à Dubaï mais qui était établie rue Bonnivet, à Saint-Léonard, depuis 2007, revenait d'un voyage à Niagara au moment du drame. Les 10 membres de cette famille, 7 enfants et 3 adultes, voyageaient à bord de 2 véhicules. Dans la nuit noire, sur le lieu historique des écluses de Kingston Mills, l'un d'eux s'est transformé en tombeau pour les quatre malheureuses. Le reste de la famille se reposait prétendument dans un motel, le Kingston Motel East, à moins de deux kilomètres de là, pendant ce temps.

Funeste accident dû à la témérité d'une des filles, comme l'ont fait valoir les parents après la découverte des corps, ou «crimes d'honneur», comme cela a été évoqué lors de leur arrestation, survenue trois semaines après le tragique événement? Ce sera au jury de trancher, après avoir entendu la preuve. Pour le moment, celle-ci est frappée d'une ordonnance de non-publication.

Le procès, qui doit durer trois mois, s'annonce aussi complexe que stupéfiant. Le drame s'est produit en Ontario, le passé récent de la famille est à Montréal, et le passé plus lointain, de même que des proches de la famille, se trouve outre-mer.

Outre les policiers de l'Ontario et du Québec, et même un établi en Colombie-Britannique, de nombreux témoins civils de Montréal devraient défiler à la barre, y compris des relations de la famille, des enseignants et des employés de la Direction de la protection de la jeunesse. Des témoins de France, de Suède et des États-Unis devraient aussi être entendus.

Les témoins s'exprimeront en quatre langues, l'anglais, le français, le farsi-dari et l'espagnol. Les témoignages devront être traduits en anglais pour le personnel de la cour, le jury et l'assistance, et en farsi-dari pour le couple accusé. Hamed, le plus jeune des accusés, dont la langue maternelle est évidemment aussi le farsi, comprend pour sa part très bien l'anglais.

La langue, on s'en doute, est un enjeu majeur dans ce procès. Or, il y a très peu d'interprètes capables de traduire simultanément le farsi-dari en Ontario, surtout pour un procès ayant trait à quatre homicides qui s'annonce très demandant, a relevé le juge Robert L. Maranger.

Après un processus de recherche long et ardu, les autorités ont finalement retenu trois interprètes. Mais il a fallu aller au-delà des normes habituelles pour s'assurer de leurs services pour tout le procès. Le magistrat a insisté sur le fait qu'il s'agissait d'une situation exceptionnelle, et que cela ne devait pas être considéré comme un précédent.

Kingston

Le procès se tiendra au palais de justice du comté de Frontenac, un bâtiment historique de style néo-classique construit en 1858, situé dans la courte mais bien nommée rue Court. Le superbe édifice, au pied duquel s'ébroue une imposante fontaine, voisine l'Université Queen's, un grand parc et l'hôpital général de Kingston. Dans les rues tout autour, en ce début d'octobre, citrouilles et squelettes commencent à hanter les parterres des cottages typiquement anglais et les balcons des grandes maisons victoriennes.

Les constructions d'époque pullulent dans cette belle ville d'Ontario, située à

300 kilomètres de Montréal, où les militaires sont très visibles, vu la présence du Collège militaire royal de l'armée canadienne.

La ville à l'histoire chargée compte aussi 6 des 12 prisons ontariennes, y compris celle à très haute sécurité où croupissent les pires criminels. Paul Bernardo y réside notamment depuis 20 ans, tandis que l'ex-colonel de l'armée canadienne Russel Williams y a été amené récemment.

En ce qui concerne le palais de justice de la rue Court, outre un léger émoi causé par le fait qu'une fenêtre de l'édifice a éclaté sous la pierre lancée par un malotru, c'était plutôt tranquille cette semaine. Mais à partir de mardi prochain, à moins d'un revirement de dernière minute, des centaines de candidats jurés devraient commencer à défiler devant les avocats des quatre parties. Les avocats des 3 accusés et de la Couronne doivent sélectionner 12 jurés d'un commun accord.

Vu la particularité du dossier, les autorités ont prévu que l'exercice serait plus long que d'habitude et qu'il pourrait prendre une semaine. En tout, 1050 personnes ont reçu des convocations dans le comté de Frontenac, a indiqué Brendan Crawley, porte-parole du procureur général de l'Ontario. Chaque jour, 150 personnes sont appelées à se présenter comme candidat potentiel, bien que certains obtiennent une dispense avant. Selon M. Crawley, le procès comme tel, avec la présentation de la preuve, ne commencera pas avant le 20 octobre, au plus tôt.

Haute sécurité

Pour accéder à la salle d'audience où se tiendra le procès, il faut gravir un majestueux escalier situé devant la porte d'entrée. La salle se trouve au deuxième étage, à gauche. Un petit portail détecteur de métal est placé près de la porte. Nul doute que l'exercice se fera sous haute sécurité, comme ç'avait été le cas lors de l'enquête préliminaire.

Deux cabines spécialement aménagées pour les interprètes trônent à gauche de la salle d'audience. Les accusés seront assis ensemble dans un box vitré, au milieu de la salle. Ils feront face au juge, mais ne seront visibles des gens de l'assistance que de dos, ce qui causera sûrement une grande déception aux dessinateurs de cour. Le jury sera placé à droite. De grands écrans plats seront installés à différents endroits pour la présentation de la preuve. La salle d'audience peut contenir 150 personnes, selon M. Crawley.

Vu le nombre de victimes, l'identité des accusés et les allégations de «crime d'honneur» qui ont été lancées, ce procès constitue une première au Canada. Il devrait connaître un écho retentissant partout au pays, et peut-être même ailleurs. La Presse y sera.

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LES PRINCIPAUX ACTEURS DU PROCÈS

Les victimes

Découvertes le matin du 30 juin 2009 dans une voiture engloutie dans l'écluse de Kingston Mills:

Zainab Mohammad Shafia, 19 ans

Sahar Mohammad Shafia, 17 ans

Geeti Mohammad Shafia, 13 ans

Rona Amir Mohammad, 52 ans

Les accusés

Mohammad Shafia, le père, est né le 10 mai 1953.

Tooba Mohammad Shafia, mère des enfants et deuxième femme de Mohammad, est née le 12 décembre 1969.

Hamed Mohammad Shafia, le fils, est né le 31 décembre 1990.

Ils sont tous trois accusés de quatre meurtres prémédités, commis le ou vers le 30 juin 2009. Au départ, ils étaient aussi accusés d'avoir comploté entre les 1er mai et 1er juillet 2009 pour commettre les meurtres, mais ces accusations ont été abandonnées en cours de processus.

Les officiers de la cour

Le juge Robert L. Maranger, juge bilingue d'Ottawa, présidera le procès.

Les procureurs de la Couronne Gérard Larhuis et Laurie Lacelle, de Kingston, qui sont au dossier depuis le début, continuent de représenter le ministère public.

Me Peter Kemp, de Kingston, représente le père, Mohammad.

David Crowe, également de Kingston, représente la mère, Tooba.

Me Patrick McCann, d'Ottawa, représente le fils, Hamed. Il est à noter que ce dernier a congédié son avocat précédent (Clyde Smith, de Kingston), en janvier dernier, alors que le processus était en cours depuis un an et demi. Ce changement d'avocat a eu pour effet de reporter le procès, qui devait initialement se tenir en avril 2011.