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samedi 7 juillet 2007

L’ONU, alliée des femmes ?
Analyse féministe critique du système des organisations internationales

par Jules Falquet, sociologue






Écrits d'Élaine Audet



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Une analyse féministe critique du système des organisations internationales

Cet article analyse la stratégie du système onusien pour neutraliser les mouvements sociaux contestataires en les faisant « participer » à son projet de « bonne gouvernance » mondiale, à travers l’exemple du mouvement féministe latino-américain et des Caraïbes. En étudiant les « politiques de population » des institutions internationales et la question du micro-crédit pour les femmes, on voit comment l’ONU parvient à se présenter comme « alliée » des femmes et à embrigader dans son entreprise une partie du mouvement féministe, alors qu’elle applique des politiques désastreuses pour les femmes, en particulier pour les femmes pauvres du Sud.

Cet article (1) tentera d’analyser l’interpénétration croissante des discours et des pratiques des institutions internationales d’une part, et des mouvements sociaux, des ONGs et de la fameuse « société civile » d’autre part - en prenant l’exemple du mouvement féministe latino-américain et des Caraïbes. Nous nous demanderons si ces instances internationales ne tentent pas de détourner à leur profit le travail et la légitimité du mouvement des femmes et féministe pour imposer un développement « consensuel », en réalité diamétralement opposé tant aux intérêts des femmes qu’aux analyses radicalement tranformatrices du féminisme. D’autres travaux nuanceront sûrement cette première perspective, mais pour l’instant, il nous semble urgent de rompre avec un certain angélisme vis-à-vis du projet ONUsien de mise en place d’une « bonne gouvernance » mondiale. En effet, malgré un certain nombre de critiques superficielles, sur le fond, ce projet semble devenu le seul horizon de la plupart des mouvements sociaux progressistes, que l’on avait connus plus imaginatifs.

Les Conférences de l’ONU et la « bonne gouvernance » mondiale

Vues sous un angle « positif », les institutions internationales acceptent de plus en plus un certain nombre de notions mises en avant par les mouvements sociaux, devenus plus institutionnalisés et plus propositifs, en vue d’une meilleure gestion des graves problèmes qui affectent la majeure partie de l’humanité. Vue autrement, cette tendance peut être analysée comme la progressive ONGisation des mouvements sociaux, aspirés par des logiques d’institutionnalisation et de légitimation largement fomentées par le système ONUsien : ces mouvements sont non seulement neutralisés, mais amenés à contribuer à la mise en place d’un nouvel ordre mondial totalement opposé aux intérêts des populations initialement mobilisées.

On gardera à l’esprit que toutes les ONGs ne se ressemblent pas, que leur rôle et leur positionnement politique ont évolué historiquement, et qu’elles possèdent une marge d’autonomie et de manoeuvre qu’on ne saurait leur dénier sous peine de tomber dans une perspective déterministe. Le système ONUsien pour sa part possède, comme on l’a dit, des failles et des contradictions considérables. Cependant, il a l’avantage de compter avec des moyens matériels et humains infiniment supérieurs à ce que les mouvements sociaux peuvent jamais espérer, et surtout, de posséder une stabilité et une stratégie à moyen et long terme qui le rendent particulièrement efficace.

C’est dans ce cadre qu’il faut replacer le système des conférences mondiales organisées par l’ONU depuis le début des années 70. Système aujourd’hui extrêmement bien huilé, incluant des conférences décennales, des conférences intermédiaires à échéance de cinq ans et des conférences préparatoires puis de suivi à dates et lieux fixes officiellement annoncées par l’ONU, de manière à permettre ou susciter la participation des secteurs invités à prendre part au débat. Dans la mesure où chaque année, ou presque, un nouveau thème est abordé, il y a de quoi tenir en haleine aussi bien les médias que les mouvements sociaux, et tout particulièrement celui des femmes, qui sont concernées transversalement par la plupart des problématiques.

L’ONU a ainsi réussi à engranger un important capital de sympathie et à se constituer en un interlocuteur presque incontournable dans la plupart des grands débats internationaux, fournissant la plupart des données chiffrées utilisées et déterminant les calendriers de mobilisation. Stratégie de positionnement d’autant plus intéressante que le système ONUsien a également réussi à faire accepter assez largement son projet de « bonne gouvernance mondiale », un terme assez flou qui repose sur le caractère « participatif » du processus, réaffirmé depuis 1996 avec la création d’un nouveau statut consultatif plus ouvert pour les ONGs.

Portrait de l’ONU en parrain

Dès 1975, l’ONU organise une « décennie de la Femme », inaugurée par une conférence internationale à Mexico, suivie d’une conférence intermédiaire à échéance de cinq ans réalisée à Copenhague, et close par une Troisième conférence tenue à Nairobi en 1985. La Quatrième conférence mondiale de la femme, qui a lieu à Pékin en 1995, couronne un deuxième cycle de dix ans et une période d’intense activité onusienne à propos d’autres thèmes qui intéressent de très près les femmes : le développement durable, à Rio en 1992, les droits de la personne, à Vienne en 1993, et les questions de population, au Caire, en 1994. Au cours de cette dernière conférence notamment, face à l’union de différents États catholiques et musulmans contre le droit des femmes à disposer de leur corps, l’ONU réussit à apparaître comme le principal allié « protecteur » des femmes. Enfin, pour évaluer les résultats de la mise en oeuvre de la « Plate-forme de Pékin », une évaluation quinquennale, baptisée « Pékin+5 », a eu lieu en 2000 à New York, couronnant momentanément ce dense échafaudage.

Certaines analystes jugent éminemment positives la Plate-forme et les stratégies d’action issues de Pékin. Le fait est que, dans de nombreux pays, des ministères ou secrétariats d’État féminins ont été créés dans le cadre de l’application des engagements pris à Pékin ; un peu partout dans le monde on a assisté à des changements législatifs en faveur des femmes et dans de nombreuses instances nationales et internationales, d’importants - quoique insuffisants - budgets ont été dégagés pour promouvoir « l’équité de genre ». Pour beaucoup de féministes, du Nord comme du Sud, la Plate-forme de Pékin constitue désormais un outil indispensable qui oriente leurs revendications. Selon leur perspective, elle est l’heureux résultat de leurs stratégies de lobbying qui ont permis l’adoption du paradigme du mainstreaming, terme vague aux contenus multiples qu’on peut résumer par l’inclusion de la « perspective de genre » dans l’ensemble des problématiques.

Cependant, le phénomène le plus intéressant à observer est la façon dont l’ONU a réussi peu à peu à absorber les activités des organisations de femmes dans ses propres conférences. En effet, en 1975, à Mexico, certaines féministes avaient réalisé un ensemble d’actions en dehors de la conférence, notamment pour dénoncer celle-ci comme une tentative de récupération de leur mouvement. Au contraire, en 1995, le Forum des ONGs était organisé par l’ONU elle-même, et suscitait une exceptionnelle participation des femmes et du mouvement féministe à l’échelle mondiale, avec pour principal objectif de se faire entendre précisément par l’ONU et les gouvernements.

Ce dispositif « participatif » est particulièrement bien illustré par la Conférence de Pékin, où l’ONU chapeautait tout à fait explicitement les deux événements : la Conférence officielle des gouvernements et le Forum parallèle des ONGs, en définissant soigneusement les mécanismes destinés à intégrer et séparer les deux. Le Forum avait lieu plusieurs jours avant la Conférence et à quarante kilomètres de celle-ci. Afin d’éviter toute interférence incontrôlée, le seul canal de communication officiel prévu était un bref compte-rendu, à la Conférence gouvernementale, de la présidente du Forum - désignée d’avance par l’ONU. De surcroît, le gros du travail était réalisé en amont, l’ONU souhaitait faire en sorte que dans chaque pays, les ONGs (féministes, de femmes et mixtes) se rapprochent du gouvernement en place, afin d’établir si possible un seul rapport sur la situation des femmes et une seule série de recommandations. Il était même prévu de faire inclure - de manière assez arbitraire - des représentant-e-s d’ONGs dans les délégations gouvernementales. Ce système favorisait à la fois la perte d’autonomie du mouvement face aux États respectifs et la minorisation des positions féministes, noyées dans un consensus large. De plus, l’ONU avait clairement défini d’avance les thèmes qui devaient être évoqués dans les rapports, région par région, en prenant soin d’indiquer les possibles sources d’information et le type d’indicateurs, principalement quantitatifs, qu’elle souhaitait voir utilise. Enfin, l’ONU, à travers diverses instances, mettait d’importants financements à disposition des ONGs ou de consultantes particulières - généralement issues du mouvement féministe - pour l’élaboration de ces rapports et pour permettre à des femmes du monde entier de se rendre à Pékin.

Le débat des féministes latino-américaines et des Caraïbes sur l’institutionnalisation ou ONGisation de leur mouvement - qui commence lors de leur VIème rencontre continentale de 1993 au Salvador, et se poursuit avec vigueur une fois éteints les feux de la conférence de l’ONU lors de leur rencontre suivante au Chili, en 1996 - permet de mieux saisir les effets de cette politique. La rencontre du Chili constitue en quelque sorte le point culminant de la critique portée par le courant « féministe autonome » qui se poursuit cependant, quoique avec moins de passion, lors de la rencontre de 1999 en République Dominicaine.(2) Le fait est qu’à l’heure actuelle, et malgré des différences de pays à pays, le mouvement féministe semble devenu un vaste champ d’ONGs professionnalisées. Simultanément, la vie quotidienne des femmes (alimentation, éducation, santé, logement, travail, etc.) empire de manière dramatique sous les effets de la mondialisation néolibérale-capitaliste.

En regroupant les réflexions critiques du courant « autonome » de ces dernières années, on peut résumer l’analyse comme suit. D’abord, l’inflation des financements internationaux pour les questions « de genre » a fomenté des luttes sororicides entre groupes pour l’accès à ces ressources, la concentration du pouvoir et la réduction du mouvement à quelques grandes ONGs captant la majeure partie des financements. Simultanément, pour obtenir ces fonds, les groupes doivent prouver leur « compétence » et se professionnalisent de manière accélérée, recrutant comptables et expertes « en genre » au détriment d’une militance politique choisie et volontaire. Le mouvement se transforme en somme d’organisations qui se cristallisent en institutions de plus en plus bureaucratisées, donnant lieu au phénomène de « l’ONGisation ». Pour une plus grande efficacité, les ONGs se regroupent en réseaux internationaux spécialisés, perdant en bonne partie leur ancrage local et leur travail quotidien pour se concentrer sur la participation aux événements internationaux. La volonté de transformer totalement le système se mue en une série de revendications d’aménagements et d’améliorations partielles, en une liste de propositions législatives abstraites et de mini-projets locaux destinés à répondre à l’urgence de la misère des femmes. On observe le même phénomène quand on constate comment apparaissent et évoluent les « thèmes » du féminisme régional, qui se transforment au rythme des conférences de l’ONU et des priorités des agences de financement.

Il en va ainsi de thèmes vedettes depuis le début des années 90 comme le « pouvoir local » des femmes et leur participation politique : le pouvoir était précisément l’un des deux thèmes principaux que devaient aborder les rapports préparatoires à Pékin de la région latino-américaine et des Caraïbes. L’intitulé même des thèmes varie selon le bon vouloir des agences financières, chaque année les priorités changent. Pour atteindre un semblant de consensus dans les déclarations internationales et répondre aux attentes des sources de financement, la lutte pour l’avortement libre et gratuit devient effort pour la maternité volontaire, la remise en cause de l’hétérosexualité comme système devient bataille pour la tolérance des multiples « préférences sexuelles ». Enfin, la succession effrénée de conférences et de réunions de l’ONU aux quatre coins de la planète absorbe le temps et l’énergie des femmes et des groupes féministes, et provoque chaque fois des dépenses considérables que seul le financement extérieur permet d’affronter. Apparaît une sorte d’élite féministe d’« expertes du genre », percevant souvent des honoraires très attractifs et particulièrement bienvenus face à la crise de l’emploi dans la région, tandis que la militance « de rue » diminue et que les femmes du commun s’éloignent du mouvement.

En conclusion, l’analyse féministe autonome latino-américaine et des Caraïbes dénonce la dépolitisation du mouvement et sa perte d’autonomie conceptuelle et organisationnelle - et par conséquent de radicalité et de potentialité transformatrice.

Certes, quand l’on se place d’un point de vue plus global, on constate que le processus de transformation des mouvements sociaux en ONGs possède ses logiques internes. Cependant, il est intéressant de voir comment il est aussi le résultat d’une politique délibérée de l’ONU pour susciter des « partenaires », une « société civile » - bien moins menaçante qu’un mouvement social, politique ou révolutionnaire - qui puisse l’aider dans la mission qu’elle s’est fixée. Dans cette mise en place d’une administration mondiale globale, les ONGs deviennent peu à peu des « sous-traitantes » pleines de créativité et de savoir-faire, peu onéreuses, qui exécutent, expérimentent et renouvellent sans cesse les politiques internationales de l’ONU. Les données statistiques et politiques que l’ONU fait ainsi remonter pour mieux les traiter selon ses propres perspectives lui fournissent à la fois une information précieuse et la possibilité de re-transmettre ces informations sous une forme qui lui convienne, afin de « créer l’opinion ».

Politiques de population : qui contrôle la fécondité des femmes ?

Le Conseil de population, crée en 1950 par le milliardaire Rockefeller, est un des premiers à présenter le concept de « surpopulation » comme une menace pour le développement, concept repris dès 1962 par l’ONU qui le déclare « problème mondial numéro un ». En 1969, c’est le président de la Banque mondiale, Mac Namara, qui suggère de centraliser les politiques de population de l’ONU : apparaît alors le Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP). En 1972, la conférence de Stockholm laisse entendre que l’augmentation de la population mondiale produit un impact négatif sur l’environnement. En 1973, George Bush, alors représentant des États-Unis auprès des Nations unies, déclare : « Aujourd’hui, on ne peut plus dire que le problème de la croissance de la population soit une question privée. Il requiert l’attention des dirigeants nationaux et internationaux ».

À l’initiative des pays industrialisés, l’ONU organise sa Première conférence mondiale sur la population, en 1974, à Bucarest. En 1975, la Conférence de Mexico sur la femme ne manque pas de faire le lien entre instruction des femmes, pratiques matrimoniales et comportements de fécondité (3). Or, alors qu’à Bucarest, la plupart des pays du Sud s’opposent aux plans de l’ONU en matière de politiques de population, les considérant comme un reflet des intérêts de l’impérialisme nord-américain, en 1984, lors de la deuxième conférence de l’ONU sur la population, à Mexico, ils se sont presque tous convaincus de la nécessité de réduire leur croissance démographique. Lors de la Conférence suivante, en 1994 au Caire, l’ONU réussit même à se poser en grande alliée des femmes face aux intégrismes catholique et islamique, en défendant leur accès à la contraception. Mais s’agit-il vraiment de « libérer » les femmes ou simplement de réduire leur « dangereuse » fécondité ?

Quand on y regarde de plus près, la démarche généreuse, ou pour le moins favorable aux femmes, de l’ONU, largement épaulée par la Banque mondiale et le FMI, change de visage. En effet, la notion protéiforme de « surpopulation », largement critiquée par les féministes du Sud, recouvre une théorie raciste, sexiste et profondément perverse, qui présente les femmes latinas, indiennes, noires, arabes et asiatiques comme « trop prolifiques » et par là coupables de leur propre pauvreté, responsables de la faim dans le monde et de la pression sur l’environnement. La féministe allemande Ingrid Ströbl, qui a payé ses réflexions de la prison, a dénoncé vigoureusement les politiques internationales de population comme une « sélection » eugéniste qui passe en premier lieu par la mise en coupe réglée des corps des femmes autorisées ou non à se reproduire. Même s’il a été largement démontré que le problème environnemental majeur de la planète réside dans les schémas de production et de consommation des pays riches qui, avec 20% de la population mondiale, consomment 85% des ressources et produisent 80% des déchets polluants, de fait, plus qu’éliminer la pauvreté, il semble s’agir d’éliminer les pauvres. Pour cela, les politiques de contrôle de la fécondité des femmes constituent un enjeu majeur.

Or, d’où viennent ces politiques ? Certes, le mouvement féministe peut se sentir en quelque sorte appuyé par des instances comme le Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP), qui a repris une partie de son discours. Cependant, l’instance principale qui travaille actuellement dans ce domaine est l’Agence internationale pour le développement (AID, ou USAID, agence de coopération du gouvernement nord-américain). Les (auto)attributions de l’AID en matière de contraception sont immenses. D’abord, l’AID finance la recherche internationale, en se concentrant sur les contraceptifs peu chers et de longue durée destinés à contenir la fécondité des femmes pauvres du Sud, depuis le Norplant qui dure cinq ans, jusqu’au « vaccin contraceptif », qui serait permanent et équivaudrait à la stérilisation mécanique. Ensuite, l’AID finance la traduction et la publication dans des dizaines de langues des résultats de ses recherches expérimentales « grandeur nature » sur les femmes du Sud, et la distribution de ces publications, en particulier auprès des « décideurs », notamment gouvernementaux.

L’AID promeut également la formation d’unités de recherche démographiques dans chaque pays, fournissant les ordinateurs, les programmes et la formation correspondante en statistiques démographiques. Par ailleurs, l’AID centralise les commandes de contraceptifs à l’échelle nationale et parfois régionale, et a confié la question de leur transport et stockage à une entreprise appelée « Matrix international ». Enfin, l’AID forme le personnel de santé publique de nombreux pays et lui fournit les contraceptifs qu’elle juge bons afin qu’il les diffuse parmi les femmes. Il arrive même que l’AID fournisse aussi les pharmacies privées, comme au Salvador par exemple, où n’existe pratiquement qu’une seule marque de contraceptif hormonal. De sorte qu’en matière de contraception, la seule chose dont l’AID ne se charge pas est la production, qui est majoritairement le fait de laboratoires nord-américains et européens.

Pourtant, les agissements concrets de l’AID sur le continent latino-américain et aux Caraïbes ont été stigmatisés à de nombreuses reprises. Fréquemment accusée d’être une espèce de paravent de la CIA dans une région où l’influence nord-américaine a souvent pris un tour brutal, l’AID a aussi été accusée à de nombreuses reprises de fomenter la stérilisation forcée des femmes, tout particulièrement noires et indiennes. Mais le plus frappant est que c’est précisément l’AID que l’ONU avait chargée de coordonner les préparatifs du Forum des ONGs de la conférence de Pékin pour la région latino-américaine et des Caraïbes. Et, alors que les préparatifs de Pékin sont déjà commencés, en novembre 1993, durant la VIème rencontre féministe LAC, seules deux Brésiliennes font connaître publiquement leur indignation face à cette intervention de l’AID dans leur mouvement. Il s’agit précisément d’un des déclencheurs de la polémique sur l’institutionnalisation qui traverse le mouvement féministe de la région depuis les années 90 - d’autres clivages existant bien entendu dans le mouvement féministe de la région.

Les micro-crédits pour les femmes : une politique à double fond

Le considérable développement des politiques de micro-crédits pour les femmes achève d’illustrer la collusion entre intérêts privés, FMI, Banque mondiale, ONU et AID, dans une même perspective néolibérale éminemment préjudiciable aux femmes. Il est inquiétant de voir combien d’organisations féministes et de femmes se battent précisément pour développer ces micro-crédits.

Si le mécanisme de la dette comme facteur d’aggravation des inégalités entre Sud et Nord a été abondamment dénoncé, les politiques de micro-crédits pour les femmes pauvres font actuellement, en revanche, l’objet d’un engouement sans précédent. Or il ne s’agit pas d’autre chose que du droit, ou du « devoir », des femmes à s’endetter, en même temps que d’une manière de faire entrer dans les circuits bancaires du Nord les immenses « gisements d’épargne », souvent organisés par les femmes, qui existent dans le Sud. Il s’agit de « mobiliser cette épargne, de la faire servir au financement de l’économie, de l’orienter vers les projets (...) les plus rentables ».(4)

Nous nous appuierons ici sur le passionnant travail de la féministe belge Hedwige Peemans Poullet sur la Grameen Bank, fondée en 1983 au Bangladesh par Mohammad Yunus, professeur d’économie diplômé aux États-Unis, et qui constitue le principal modèle des initiatives de « micro-crédit » pour les femmes.(5) Elle explique comment « le projet de lutter contre la paupérisation en endettant tous les pauvres (traduction en langage bancaire : en leur donnant accès au crédit) fait l’objet d’une promotion sans précédent. Outre l’aide fournie dès le début par la Banque centrale du Bangladesh, Yunus a pu compter, en 1981-1982, sur un fonds de 80 000 dollars octroyé par la Fondation Ford et sur 3,4 millions de dollars octroyés par le Fonds international de développement agricole des Nations unies (FIDA). Mais le soutien idéologique est encore plus considérable. Le président Clinton considère qu’il faudrait octroyer le prix Nobel au fondateur de la Grameen Bank (...) (il) a annoncé que le gouvernement américain s’engageait (à promouvoir le micro-crédit) notamment par le biais de l’USAID. (...) La Banque mondiale et le FMI soutiennent activement toutes les initiatives du type Grameen Bank. » ONU, FMI, Banque mondiale et AID : nous retrouvons bien ici tous les « bienfaiteurs » des femmes, unis derrière Washington, où avait lieu, en 1997, le Sommet du micro-crédit, présidé notamment par Hillary Clinton.

Hedwige Peemans Poullet poursuit : « L’essentiel de l’offensive idéologique a été menée du côté des organisations de femmes. En mai 1995, en vue de la IVème conférence mondiale sur les femmes, le rapport du PNUD consacrait la plus grande partie de son dossier à dénoncer les inégalités et discriminations dont les femmes sont victimes (... et) affirmait que si les femmes sont "restées" si pauvres, c’est qu’elles ne sont pas assez endettées. (...) En fait, le thème n’est pas nouveau. Il était déjà présent à Nairobi, en 1985. (...) En 1989, la Banque mondiale a crée un groupe de travail sur les femmes et le crédit. » Tant et si bien qu’après Pékin, « ce n’était plus l’appauvrissement spécifique des femmes (conséquence des politiques d’ajustement structurel découlant précisément de l’endettement des Etats ou conséquence des privatisations des terres agricoles découlant de la mondialisation) qui faisait désormais l’objet du scandale majeur mais bien le fait que des coutumes patriarcales discriminatoires ou des exigences bancaires inadaptées empêchent les femmes pauvres de jouir de l’égalité face à l’endettement ».

Or, suivant l’analyse de Peemans Poullet, il faut d’abord remarquer que dans de nombreux pays, les femmes organisent entre elles toutes sortes de formes d’emprunts et de prêts et ne sont donc pas des victimes passives attendant d’être sauvées par les banques. Ensuite, s’il n’est pas certain que les femmes s’enrichissent grâce au micro-crédit, il est net en revanche qu’au Bangladesh par exemple, « les femmes pauvres fournissent un travail rémunéré à plus de 11.000 employés de la Grameen Bank, dont la grande majorité, surtout parmi les cadres, sont des hommes. Alors qu’à la base, les femmes, comme présidentes de groupes, font en partie du travail bénévole ». Quant aux intérêts des prêts exigés par la Grameen Bank, ils sont de 20%, c’est-à-dire supérieurs à ce qui est demandé par les banques normales, et largement supérieur au taux zéro qui préside à la circulation monétaire informelle dans la plupart des systèmes traditionnels. Or précisément, les initiatives du type de la Grameen Bank ont pour but principal de capter pour le marché l’immense « trésor caché » que constituent ces systèmes économiques traditionnels, largement tributaires des femmes.

Peemans Poullet rappelle par ailleurs que les systèmes de protection sociale européens ont été construits depuis le XIXème siècle sur des modèles mutualistes qui, un peu comme les systèmes traditionnels actuels du Sud, n’impliquent ni épargne individuelle, ni taux d’intérêts. Le projet de Yunus, exactement inverse, s’en prend directement à la protection sociale par le biais du crédit à taux d’intérêt : « Selon une étude faite sur les emprunteurs, si 25% des emprunteurs restent pauvres, c’est pour des raisons de santé. Donc Yunus a lancé des assurances santé, retraite, éducation... (...) Yunus veut remplacer la protection sociale par des mécanismes de marché ». Et comme elle le souligne, les « entreprises de Yunus ne s’arrêtent pas là. Entreprises de pisciculture, de télécommunications : au Bangladesh, Yunus est au premier rang pour les opérations de privatisation des biens et services publics. » On voit ici encore comment les programmes « d’aide aux femmes » soutenus par l’ONU se combinent harmonieusement avec les politiques prônées par le FMI et la Banque mondiale.

Peemans Poullet conclut avec une clarté méridienne : « Il y a quelques années, la problématique de la paupérisation des femmes était une question centrale pour les féministes alors que les femmes faisaient peu l’objet des préoccupations des ONGs. Aujourd’hui, beaucoup d’ONG se préoccupent des femmes mais la pauvreté de celles-ci n’est pas analysée comme un processus, c’est-à-dire comme le résultat d’un rapport de genre et d’un rapport capital/travail. (...) Les opérateurs de micro-crédits présentent la pauvreté des femmes comme un "état de nature" et leur propre intervention comme une passerelle vers un "état de culture" où les femmes, qu’il faudrait continuellement "encadrer, former, initier", auraient finalement prise sur leur destin. Or, la réalité est exactement inverse. Les pays en développement et les femmes populaires de ces pays sont "rendues pauvres" par les programmes d’ajustement structurel et la sauvagerie de la globalisation. » Par exemple, dans le domaine de la santé, au lieu d’ouvrir des hôpitaux gratuits, les autorités préfèrent privatiser les systèmes de santé et prêter aux femmes des sommes microscopiques pour monter des projets « productifs » balayés à la première difficulté, mais leur permettant de dégager quelque argent... qui sera englouti immédiatement dans l’achat de médicaments pour leurs enfants. Par ce mécanisme, les femmes doivent affronter un surcroît de travail, doublé d’un appauvrissement quasi- systématique, tandis que les cliniques et les laboratoires pharmaceutiques prospèrent proportionnellement.

Derrière le but affiché « d’aider » les femmes, les plus appauvries par le modèle de développement dominant, non seulement le micro-crédit ne produit pas l’effet escompté, mais encore il appauvrit les femmes et permet le renforcement du modèle néolibéral qui leur est si préjudiciable. Le micro-endettement permet de poursuivre la mise en coupe réglée du Sud et l’enrichissement du Nord, tout en aggravant la situation des femmes et en détournant l’attention des origines réelles de leur oppression-exploitation. Par un véritable phénomène de « Novlangue » généralisé, toutes les réalités s’inversent : les affameurs deviennentlesrédempteursetlesarmesdu système néolibéral, raciste et patriarcal, apparaissent comme autant de mains charitables tendues vers les femmes pauvres du Sud.

Déserter l’ONU ?

Soulignons encore une fois qu’observée de beaucoup plus près, au cas par cas, la situation est certainement bien plus complexe et nuancée. Les mouvements sociaux, en particulier le mouvement féministe, et même les ONGs les plus institutionnalisées, ont certainement obtenu des victoires qu’il serait injuste de négliger ou de réduire à de simples concessions d’un système ONUsien absolument machiavélique. Cependant, il nous semble important de maintenir une perspective critique et une certaine dose de défiance envers le système ONUsien, si empressé d’asseoir une légitimité passablement contestée sur la « participation » de la « société civile ». En effet, quand on observe sur le moyen terme à la fois les effets de ses stratégies sur les mouvements sociaux et les résultats concrets de ses politiques sur la population de la planète, le bilan est pour le moins mitigé. Après presque un demi-siècle de travail ONUsien pour la paix, le développement et le bien-être de l’humanité, la situation a considérablement empiré, en particulier pour les pays « en voie de développement » et pour les femmes qui y sont nées.

Pendant cette période en revanche, et plus particulièrement depuis la chute du Mur de Berlin, l’ONU est parvenue à se constituer en référence centrale dans les grands débats qui portent sur la « gestion planétaire ». Elle a su mettre en place un système qui lui permet de récupérer le travail (pratique et conceptuel) des mouvement sociaux, transformés en ONGs de gestion. Derrière les mécanismes de « participation » de la « société civile », se dessine plutôt une subtile dénaturation des propositions alternatives, en particulier portées par le féminisme. L’ONU crée ainsi progressivement une pensée et une action de plus en plus unifiée ou unique, qui prétend substituer la planification et l’administration paisible du statu quo à la recherche d’alternatives réelles.

Face à l’opinion, et aux mouvements sociaux, l’ONU essaie de se présenter comme une instance qui « rattraperait » les catastrophes provoquées par la brutalité des politiques du FMI, de la Banque mondiale et de l’AID. Une analyse critique de ses politiques dans les dix dernières années montre pourtant qu’elle constitue une pièce centrale du dispositif de mise en place du nouvel ordre mondial néolibéral. Violence et persuasion, coercition et consensus : voilà un scénario connu. Ce qui est plus surprenant, et terriblement ironique, c’est que la légitimité de ces politiques internationales repose en grande partie sur l’image que l’ONU a réussi à se donner, notamment comme protectrice de « l’Humanité », et sur la « participation » de la « société civile » à ce processus.

Au centre de cette logique, on trouve les femmes. Les premières affectées par la pauvreté et la détérioration de l’environnement impliquées par le « développement » ONUsien, elles sont aussi celles qui réalisent une grande partie des propositions concrètes de solutions ou d’alternatives. Leur grande soif de participation, leur responsabilité envers les générations futures, leur sens pratique et leur immense capacité à travailler à des coûts défiant toute concurrence, constituent une disposition sociale que l’ONU entend exploiter à fond. Une fois constatés les résultats accablants de ces politiques, pour les femmes notamment, et le paradoxe pervers qui consiste à les faire participer à leur propre « destruction », n’est-il pas temps pour les mouvement sociaux, et en particulier pour les féministes, de rompre ces dangereuses liaisons et de reprendre leur pleine autonomie idéologique et organisationnelle ?

Notes

1. Ce texte constitue la version courte d’un article plus complet, contenant toutes les références nécessaires, et abordant également les questions du développement durable, du tourisme, des OGMs et de programmes concrets en Amérique Latine et aux Caraïbes, comme le Plan Puebla Panamá, publié dans 2003. « Femmes, féminisme et "développement" : une analyse critique des politiques des institutions internationales ». In : Bisilliat, Jeanne (sous
la direction de), Regards de femmes sur la globalisation. Approches
critiques
, 2003, Paris : Karthala, p 75-112. Il a été également publié en espagnol sous la référence suivante : « Mujeres, feminismo y desarrollo : un análisis crítico de las políticas de las instituciones internacionales », Desacatos, Revista de antropología social, n° 11 : Mujeres : los trabajos y los días,, 2003 México.
2. La région latino-américaine et des Caraïbes possède une longue tradition de rencontres continentales organisées de manière autonome par le mouvement, depuis 1981, permettant notamment de faire le point sur l’état du féminisme et ses stratégies. Le débat sur « l’autonomie » du mouvement, un des axes récurrents de questionnements internes, s’est déplacé de l’autonomie face aux partis politiques à la questions du financement et de l’influence idéologique du Nord et/ou des institutions internationales. Sans cesser de participer aux rencontres féministes latino-américaines et des Caraïbes, le courant « féministe autonome », apparu avec clarté après la VIIème rencontre, au Chili en 1996, a réalisé deux rencontres spécifiques, en 1998 en Bolivie et en 2001 en Uruguay, afin d’approfondir ses positions.
3. Une des conditions posées par les États-Unis pour signer avec le Mexique le Traité de libre échange qui les unit depuis 1994, était précisément la réduction de la fécondité des Mexicaines.
4. M. Lelart et J.-L. Lespes, « Les tontines africaines, une expérience originale d’épargne et de crédit », Revue d’économie sociale, n° 5, juillet-septembre 1985, p. 157-159
5. H. Peemans Poullet, « La miniaturisation de l’endettement des pays pauvres passe par les femmes... », Chronique Féministe, « Féminismes et développement », n°71/72, février/mai 2000, Bruxelles, p. 60-66.

Première mise en ligne sur Multitudes, janvier 2003.
Sisyphe remercie l’auteure de son autorisation de publier cet article plus que jamais d’actualité.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 6 octobre 2005.

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Jules Falquet, sociologue



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